Audrey Garric, journaliste auprès du quotidien Le Monde
Et alors, comment on peut motiver les États à aller plus loin encore ? Parce que, comme vous le dites, les émissions de gaz à effet de serre ne cessent de progresser. Elles ont même jamais diminué à part l’année de la pandémie. Donc, malgré le plan de Joe Biden aux États-Unis, 370 milliards de dollars - c’est inédit pour le climat - ou le Pacte vert en Europe, la Chine aussi fait des efforts, mais on sait qu’ils sont totalement insuffisants, qu’on arrivera pas à nos objectifs de l’accord de Paris. Comment on peut aller plus loin pour motiver tous ces gouvernements et ceux de beaucoup de pays du monde à accélérer à la hauteur de l’urgence ?
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe de travail n°1 du GIEC
Alors c’est pas forcément à une scientifique qu’il faut poser cette question-là. C’est une question en fait de vie collective…
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Non, mais vous êtes en contact aussi des responsables politiques
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe de travail n°1 du GIEC
… de dynamique collective. Moi, je pense que la société civile, elle a un rôle important, un rôle important dans le débat public pour aussi exercer des pressions sur les gouvernements. On est devant des situations, aussi, de tensions, de luttes de pouvoir. Il y a une partie des acteurs économiques, des acteurs de la société qui ont tout intérêt au statu quo. Notamment pour des questions de rentabilité, d’investissement, de type d’aménagement du territoire dont ils récupèrent les fruits. Et donc, il y a cet enjeu aussi à changer les rapports de force, de sorte à motiver à des transformations structurantes plus rapides.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Ce que vous dites, donc, c’est que les solutions peuvent aussi, peut-être d’abord venir de la base si l’on peut utiliser cette image…
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe de travail n°1 du GIEC
Oui.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
… plutôt que du sommet de la pyramide ?
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe de travail n°1 du GIEC
L’ensemble. L’ensemble, en fait, il y a des leviers d’action à tous les échelons. Et bien sûr, il y a des leviers d’action importants au niveau, au niveau international. Je lisais d’ailleurs un article scientifique aujourd’hui qui analysait, comment dire, la crédibilité des paquets de politiques publiques pour le climat et qui soulignait une crédibilité forte ; notamment de la stratégie d’action européenne, qui est observée partout ailleurs dans le monde, parce que le Green Deal européen, notamment, aborde ces enjeux de manière structurante, coordonnée et donc c’est observé extrêmement attentivement. Et il y a des choses qui ont changé, la position américaine, un plan d’investissement spectaculaire, mais aussi la position australienne récemment. Voilà, donc ce sont des choses extrêmement importantes malgré un contexte d’augmentation d’investissements dans les énergies fossiles du fait des tensions géopolitiques en cours.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Revenons un instant en France, au-delà du fond qui commence à peine. Le gouvernement a présenté ses premiers axes, sa planification écologique en parlant notamment de mieux protéger les forêts, de baisser les prélèvements d’eau, de développer les énergies décarbonées : énergies nucléaires, énergies renouvelables. Il a présenté, aussi, un calendrier, enfin, il veut présenter un calendrier précis - c’est ce qu’a dit la Première ministre, Élisabeth Borne - elle souhaite aussi pour cela un suivi pour ces mesures ainsi qu’un tableau de bord qui serait public, donc avec des comptes à rendre devant les citoyens. Qu’est-ce que vous pensez de cette méthode ?
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du groupe de travail n°1 du GIEC
Beh, en fait c’est indispensable et ça faisait d’ailleurs partie des recommandations très claires du Haut Conseil pour le climat qui examinait la stratégie française d’action : donc d’une part, une stratégie bas carbone qui était présente mais peu déclinée, peu coordonnée ni entre les différents ministères, ni entre l’échelon national et l’échelon des collectivités territoriales. Donc il y a cet enjeu, en fait, à avoir des mécanismes de coordination, des objectifs clairs et aussi une lisibilité sur les moyens associés à ces objectifs parce que c’est le nerf de la guerre. Et puis, d’autre part, au-delà de cet aspect-là, il y a aussi la clarté sur l’action publique pour la rendre plus lisible et aussi pour motiver l’ensemble des personnes vivant en société à faire leur part.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
La question de la motivation est importante. Vous avez dit dans une interview que nous devons faire le deuil de paysages que nous aimons, que nous ne retrouverons plus. D’autres disent qu’un monde est en train de disparaître. C’est un constat, et on le voit qui peut rendre mélancolique, voire anxieux. Les psychiatres voient d’ailleurs de plus en plus de patients qui souffrent de ce nouveau symptôme, en quelque sorte d’éco-anxiété. Est-ce que vous voyez là, dans la société, un frein à l’action avec cette éco-anxiété ?