Marcel Mione, présentateur de l’émission Crise aussi des sociétés. Vous avez suivi évidemment ces révoltes populaires. Il y en a eu au Chili, en Amérique du Sud, en Algérie, en Europe, on pourrait parler des Gilets jaunes – au Liban, etc., etc. Quelle est votre interprétation à vous, de ces révoltes ?
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Bon, chacune a une histoire particulière.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Oui.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Les choses sont différentes. Je dirais que les facteurs immédiats sont différents mais je crois qu’il y a deux tendances de fond qui sont communes : premièrement, il faut le reconnaître, il y a une méfiance croissante entre ce que les Anglais appellent « the political establishment », en français…
Marcel Mione, présentateur de l’émission
… Crise de confiance envers les institutions …
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
… Et le public, et la population. Les populations ont de moins en moins de confiance dans les institutions de gouvernement, dans les partis politiques, dans les responsables politiques, dans les parlements, dans les gouvernements.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Mais pour vous, qui êtes le Secrétaire général des Nations unies, c’est inquiétant ça que même au niveau des États…
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
C’est très inquiétant, et c’est une grande inquiétude, surtout pays par pays. Je crois qu’il faut que ceux qui ont des responsabilités politiques comprennent qu’il faut plus d’authenticité dans le rapport entre la direction politique d’un pays et la population, et qu’il faut donner aux gens la perspective qu’ils participent d’une certaine façon à la solution de leurs problèmes. Je crois que c’est cette division qui aide à la perspective de beaucoup de manifestants qui disent : mais, finalement, il y a ces gens-là qui sont au pouvoir, mais nous, nous sommes abandonnés, il n’y a personne qui nous engage.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Et l’autre tendance de fond, vous ne pensez pas que c’est l’accroissement des inégalités ?
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Non, c’est d’ailleurs exactement ce que j’allais dire. La deuxième question, à mon avis, c’est le fait que la globalisation et le progrès technique – les deux choses vont ensemble – qui ont généré une énorme richesse à l’échelle mondiale …
Marcel Mione, présentateur de l’émission
… Il y a beaucoup moins de pauvres qu’avant…
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
… Et des espoirs énormes. Bon, et vraiment on a réduit la mortalité des enfants, on a…, il y a énormément de progrès qu’il faut reconnaître.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Bien sûr.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Mais il y a eu une augmentation énorme des inégalités. Et après, avec ces inégalités, avec les énormes fortunes. Quand on voit, aujourd’hui, tout le monde connaît tout le monde, on voit tout à la télévision.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Mais oui. Le pourcent les plus riches a capté 82% du bénéfice de la croissance.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Voilà, voilà, voilà. Tout cela engendre une révolte qui est alliée à l’inquiétude, à la peur sur le futur, mais dans quelques cas, il faut aussi le dire, avec des formes violentes qui mettent en cause, après, les objectifs de ceux qui veulent changer leur pays et le monde.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Il y a un autre risque que vous relevez, monsieur le Secrétaire général, c’est celui d’une fissure technologique. En quoi l’intelligence artificielle, les nouvelles technologies sont un risque pour notre avenir, ou aussi en risque ? Mais, c’est une chance, évidemment.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Je crois qu’il y a plusieurs aspects.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Voilà, voilà.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Premièrement si l’on regarde les marchés du travail, il y aura un impact énorme, il y aura certainement des millions et des millions de nouveaux postes de travail mais il y en aura des millions qui seront perdus. Et c’est pas la même chose. Alors, c’est pas évident que ceux qui perdent leurs emplois d’aujourd’hui auront accès par leurs capacités aux emplois typiques du futur. Et alors, il y a tout un effort gigantesque sur l’éducation - et l’éducation n’est plus une question du commencement de la vie, c’est une question tout au long de la vie - sur la création d’emplois de différentes natures, sur les réseaux d’appui social. Il nous faudra réinventer la protection sociale dans beaucoup de domaines. Il y a des questions régionales auxquelles il faut donner une réponse de développement régional. Et je ne vois pas encore les gouvernements suffisamment préparés pour cette réponse. Ça, c’est une dimension.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Oui.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Après une deuxième dimension, c’est que, aujourd’hui, si on regarde ces technologies, on voit qu’elles nous permettent énormément de choses positives, l’Internet, c’est une chose avec laquelle aujourd’hui, on aurait des difficultés, sans laquelle on aurait des difficultés à vivre mais c’est le même Internet qui est utilisé par des groupes terroristes ou pour des actions de pornographie enfantine ou d’autres choses. Alors, il y a un besoin de régulation, même si cette régulation sera différente …
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Il n’y a pas toujours dans ce domaine.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
… Sera plus basée sur une coopération entre secteurs publics, secteurs privés, les différentes entités. Peut-être des règles plus souples, plus flexibles mais en tout cas des règles. Et il nous faut faire de ces perspectives technologiques, des perspectives technologiques au service des gens. Et après, il y a, je dirais une troisième dimension, et cette troisième dimension, c’est par exemple l’impact futur de l’intelligence artificielle. Déjà aujourd’hui, des questions de « cyberspace » sur la paix et la sécurité.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Vous ne pensez pas que ça va complètement transformer la nature des conflits ?
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Et ça, c’est une chose qui me préoccupe énormément. Et par exemple, pour vous donner un exemple, je suis entièrement en faveur de la prohibition, prohibition absolue des armes autonomes qui pourraient donner à des machines, sans contrôle humain, la possibilité de tuer ou de choisir ceux qu’ils vont tuer.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Elles existent déjà, dans les laboratoires, ça existe déjà.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Et il faut, à mon avis, à tout prix empêcher que ça devienne l’arme du futur parce que, non seulement parce que c’est une chose abominable et parce que ça ne permet pas une attribution de responsabilité. Et même dans la guerre, il faut que les responsabilités soient attribuées. Mais le danger aujourd’hui, on voit que tous nos ordinateurs sont « hacked » …
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Oui, oui, hackés, hackés.
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
… Sont « hacked », hackés. Tous nos ordinateurs sont hackés. Alors, un jour, toutes ces armes seront facilement hackées et ça veut dire que ces armes qui pourront être des armes de destruction massives pourraient devenir facilement à la disposition de groupes terroristes ou de forces sans contrôle, sans la responsabilité des États.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Est-ce que vous pensez que ce risque-là, de cyberguerre, est plus important aujourd’hui que le risque nucléaire ?
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Ce qui m’inquiète, c’est le fait que du point de vue du nucléaire, tout ce qu’on a fait pendant le XXe siècle, tout ce qu’on a fait pour le désarmement nucléaire et pour le contrôle, est en train d’être mis en cause. Et ça, c’est dangereux.
Marcel Mione, présentateur de l’émission
Démembré petit à petit ?
Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies
Il y a des accords qui disparaissent notamment sur les armes de moyenne …
Marcel Mione, présentateur de l’émission
… Portée …
Marcel Mione, présentateur de l’émission
… De moyenne portée en Europe. Il y a encore des doutes sur comment est-ce que la négociation sur le New START va être faite entre les États-Unis et l’Europe. Alors il y a des préoccupations. La non-prolifération, c’est une question centrale et elle n’est pas entièrement évidente. J’espère qu’elle pourra être réaffirmée. Alors, il ne faut pas oublier qu’il y a un risque nucléaire, mais à mon avis, s’il y a un jour une guerre sérieuse dans le futur – il y a beaucoup de guerres aujourd’hui, mais pas de guerres qui mettent en cause la sécurité à l’échelle mondiale – je crains qu’elle puisse commencer par un massif attaque, cyber attaque, et je crains que de nouvelles armes de destruction massive puissent avoir un rôle vraiment tragique