Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Nicolas Hénin, qu’est-ce qui s’oppose dans de nombreux pays au retour de ces femmes et de ces enfants du djihad ?
Nicolas Hénin, ancien journaliste, conseiller en contre-terrorisme
La peur, une peur – même quitte à ce que ce soit une peur irrationnelle – et en tout cas la peur que ce soient des individus qui soient dangereux. Vous savez en matière d’études sur le terrorisme, on pose assez régulièrement la question : est-ce que le terrorisme marche ? Est-ce que ça fonctionne ? Est-ce que les groupes terroristes peuvent gagner ? Et la conclusion, elle est à peu près unanime, non, ils ne peuvent pas gagner et pour une raison très simple, c’est l’asymétrie. Des groupes terroristes sont des effectifs, ont des effectifs très réduits : c’est quelques centaines, quelques milliers de personnes tout au plus. Ils sont confrontés à des sociétés fortes de dizaines, centaines de millions de personnes et avec les moyens afférents aux États dans lesquels vivent ces sociétés. Sur le papier, les groupes terroristes ne peuvent pas gagner. Ne pas gagner, ça veut pas dire qu’ils ne peuvent pas arriver à certaines fins. Et la fin principale, c’est la peur. Et c’est ce que décrit en fait Raymond Aron dans sa définition du terrorisme : le terrorisme, c’est un mode d’action dont les dégâts psychologiques sont hors de proportion avec les dégâts physiques.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Anne-Frédérique Widmann, il y a 9 000 femmes et enfants non syriens dans les camps de Al-Hol et de Roj. On voit que les pays n’ont pas tous la même doctrine en matière de rapatriement : il y a les pays qui ont accepté le retour de tous leurs ressortissants sans distinction et d’autres qui ont une ligne plus stricte. Est-ce que vous pouvez nous raconter un peu toutes ces différentes doctrines en matière de rapatriement ?
Anne-Frédérique Widmann, journaliste – RTS
Oui, donc sur les cinquante-huit pays qui comptent des ressortissants sur place, à peu vingt-cinq ont rapatrié également des adultes. Alors, il y a ceux qui ont rapatrié massivement : le Kazakhstan, le Kosovo. Ceux qui l’ont fait au compte-gouttes, par exemple les États-Unis et du côté de l’Europe, on trouve vraiment deux camps, deux politiques différentes : d’un côté la Suisse, la France, la Grande-Bretagne qui ont adopté une ligne dure, donc pas de rapatriement d’adultes, même pas des femmes, et de l’autre côté, des pays comme l’Allemagne et surtout la Finlande qui rapatrie les enfants avec leur mère. La Finlande a mis sur pied des programmes de réinsertion des jeunes et de leurs mères une fois qu’elles seront jugées et c’est intéressant l’exemple de la Belgique. Parce que la Belgique a été longtemps du côté des durs, donc refus de rapatrier des adultes, mais ce pays a changé d’avis au mois de décembre : ils vont rapatrier tous les jeunes jusqu’à douze ans et des mères au cas par cas. Et ce qui est encore plus intéressant, c’est pourquoi. Et ils le font pour deux raisons : ils invoquent l’intérêt supérieur de l’enfant et ils invoquent aussi la sécurité parce que, on va peut-être en parler plus tard, mais les camps kurdes sont loin d’être sûrs.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Nicolas Hénin, les généraux américains exhortent les Occidentaux donc à rapatrier ces femmes, ces enfants et même les hommes : le risque que ces camps renflouent l’État islamique, il existe vraiment ? Il est réel, selon vous ?
Nicolas Hénin, ancien journaliste, conseiller en contre-terrorisme
Oui, il est réel et d’ailleurs, c’est la déclaration, la dernière déclaration en date, celle du général McKenzie, qui est le patron du CENTCOM, donc le commandement américain pour le Moyen-Orient, donc pas précisément un bisounours islamo-gauchiste typique, qui exhorte les pays, l’ensemble des pays du monde à rapatrier l’ensemble de leurs ressortissants, pas seulement les femmes et les enfants, mais même les hommes adultes invoquant deux raisons : d’une part, une des raisons humanitaires parce qu’aucun soldat n’aime commettre des crimes de guerre ou des infractions au droit international humanitaire, ça reste important ; et puis aussi pour un risque, pour des raisons sécuritaires. En fait, si l’on voulait revenir à l’histoire de Daesh, de l’État islamique, Daesh a été, le territoire de Daesh a été anéanti avec la chute de Baghouz qui était le dernier fief, anéanti, mais pas tout à fait. Il reste actuellement au Moyen-Orient, sur le théâtre syro-irakien, des terrains, des territoires qui sont tenus par Daesh de facto et ces territoires, ce sont précisément les camps kurdes. Daesh continue d’y faire régner sa loi, Daesh continue d’y embrigader, d’y faire circuler son idéologie. Si l’on veut parachever le travail de démantèlement idéologique de ce groupe terroriste, il faut fermer ces camps, arriver à fermer ces camps, à démanteler ces camps.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Nicolas Hénin, est-ce que les populations syriennes et irakiennes souhaitent juger elles-mêmes les combattants de l’État islamique qui était une armée d’occupation. Et on se souvient qu’il y a eu des crimes contre l’humanité, contre les Yézidis, des crimes de guerre. Est-ce qu’elles en ont les moyens ? Est-ce que la Syrie et l’Irak ont les moyens de juger ?
Nicolas Hénin, ancien journaliste, conseiller en contre-terrorisme
Vous avez répondu à la question en fait en la posant, en faisant cette opposition entre la volonté, l’envie et les moyens. En effet, c’est là que le bât blesse. L’envie de justice, je pense qu’elle est présente, un petit peu, elle est très largement partagée partout dans le monde, j’ai envie de dire. Lorsque des crimes majeurs, aussi choquants que ceux qui ont été commis par ce groupe terroriste sont commis, lorsque l’on a été impliqué dedans, que l’on a été victime, que l’on connaît des victimes, on a tous très naturellement une envie de justice. Après, on parle d’effectifs qui sont très importants : on a 63 000 personnes à Al-Hol, et il n’y a pas les moyens sur place de juger tout le monde. La question des moyens se pose évidemment pour les ressortissants locaux, les familles, les djihadistes et leurs familles provenant d’Irak et de Syrie. La question se pose moins pour les gens de chez nous à partir du moment où on les rapatrie parce qu’on est des pays développés relativement riches, donc on a les moyens d’un procès et ensuite d’une prise en charge judiciaire, d’une incarcération qui coûte relativement cher. La question sera beaucoup plus difficile pour les ressortissants de pays tiers : les Ouzbèkes, les Égyptiens, les Marocains, que sais-je… euh, et ce sont en fait les ressortissants de ces pays tiers qui sont probablement très compliqués à prendre en charge ou les Yéménites. Il n’y a quasiment pas d’État au Yémen, où est-ce que vous voulez envoyer les combattants ou les familles yéménites de Daesh ?
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Et un tribunal pénal international sur le modèle du TPIR, le tribunal pour le Rwanda, ou peut-être même un procès devant la Cour pénale internationale afin de juger ces djihadistes, c’est envisageable ou non ?
Nicolas Hénin, ancien journaliste, conseiller en contre-terrorisme
Ça pourrait être intéressant pour les têtes, à la façon davantage des procès de Nuremberg pour les plus hauts responsables, mais pour l’ensemble des effectifs de ces camps, c’est inenvisageable et accessoirement, les procès sont une chose, l’incarcération en est une autre et actuellement, ces camps sont sous la garde principalement de combattants kurdes, qui sont des combattants qui sont impliqués sur un théâtre de guerre civile extrêmement volatile : à la moindre offensive turque, on peut par exemple, les gardes de ces camps se retrouvent très sollicités et susceptibles de déserter la garde des camps pour aller s’opposer à l’opération turque, enfin, bref, on est dans un théâtre extrêmement volatile, donc on est dans une situation d’inconfort sécuritaire réel.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Anne-Frédérique, l’ONU demande à tous les pays de rapatrier les enfants et les femmes de Daesh. On sait que les opinions publiques y sont défavorables notamment en France, mais aussi ailleurs. Au-delà des questions humanitaires, qu’est-ce qui plaide en faveur de leur retour ?
Anne-Frédérique Widmann, journaliste – RTS
Alors, écoutez, je voudrais peut-être déjà dire qu’il n’y a pas seulement l’ONU qui demande le rapatriement, il y a aussi les organisations humanitaires de terrain comme le CICR et même des experts en sécurité. Alors peut-être, faudrait se mettre d’accord : de quoi parle-t-on ? On parle quand même de milliers d’enfants qui sont dans ces camps depuis plus de deux ans pour le simple fait que leurs parents les ont emmenés dans cette folie ; on parle de femmes qui, souvent, ont simplement joué le rôle de reproducteurs pour l’État islamique, c’est assez terrible à dire, mais en fait, elles étaient, elles enfantaient des combattants de demain et on parle d’enfants et de femmes qui sont détenus sans jugement, sans perspectives. Alors les arguments pour leur rapatriement, et c’est là que c’est intéressant, ça touche le droit, ça touche la morale, ça touche la sécurité, je voulais revenir sur ce point également parce que dans les camps, ce que j’ai pu voir, c’est des grandes violences, donc : des femmes qui reniaient l’État islamique qui étaient battues par d’autres, des Kurdes qui étaient complètement débordés qui faisaient état de femmes qui avaient payé des passeurs et qui avaient pu s’enfuir. Fin mars, 6 000 combattants kurdes ont investi le camp de Al-Hol pour une opération de sécurité, ils ont trouvé des caches enfin des signes de l’existence de cellules dormantes, ils ont aussi arrêté six combattants de l’État islamique dont un commandant. Donc, euh, tous ces arguments plaident en faveur si vous voulez d’un rapatriement ordonné, coordonné : il s’agit de faire revenir des gens dans leur pays d’origine, de les juger, de les incarcérer le cas échéant, de continuer à les monitorer, si je peux dire, avec des programmes de réinsertion et ça, ça semble une option beaucoup plus sûre en termes de sécurité que l’autre qui est de les laisser là-bas avec le risque qu’ils sortent une fois et aussi avec le risque de nourrir ce désir de revanche et cette violence qui est vraiment très perceptible sur le terrain.