Norman Edwards : Intuition
Oui, c’est ça... Je suis arrivé en France en 1915, en mars, quand la première division, la « 48th South Midland Division » y a été envoyée. J’y ai passé la Noël et ensuite j’ai été blessé en 1916, en juillet 1916, juste après le déclenchement de la Bataille de la Somme. Durant la Bataille de la Somme, notre compagnie a reçu l’ordre d’attaquer et de conquérir la seconde ligne de l’ennemi, vous voyez... Et c’est ainsi que nous nous sommes trouvés sous le feu croisé des mitrailleuses ennemies et que j’ai été blessé. J’ignore exactement ce qui s’est passé après, mais j’ai reçu l’ordre de mes officiers de ramper jus qu’à nos propres lignes arrières, le sang ruisselait le long de mon bras. Je peux me souvenir d’au moins trois occasions particulières durant lesquelles j’aurais dû être tué et si je n ’avais eu je ne sais quelle intuition du danger.
La seconde occasion, c’était par un jour comme aujourd’hui, ensoleillé, calme, juste quelques obus qui tombaient, mais rien de méchant. Nous étions dans la tranchée de réserve. J’étais assis dans la tranchée comme je le suis maintenant ; devant moi, il y avait le parapet, et les Allemands au-dessus de l’autre côté. En moi, quelque voix * a dit : « Bouge ! Ne reste pas là ». J’ai répondu, je me suis levé et je me suis mis dans l’autre coin de la tranchée, puis je me suis assis en tournant le dos aux Allemands. Je n’avais pas bougé depuis une minute quand soudain il y a eu un « Wiiz... Bang ! » Une bombe a explosé au-dessus et un énorme morceau de métal s’est écrasé précisément à l’endroit où j’étais assis auparavant, faisant un gros trou dans la tranchée. Si j’étais resté là, ça m’aurait atteint de plein fouet. Alors ... pourquoi ai-je bougé ? Je ne sais pas.
L ’autre fois où j’ai eu cette sorte d’intuition, c’était quand nous avons reçu une instruction, en tant que mitrailleurs, précisant qu’à l’aube et à la nuit tombée, nous ne devions pas faire feu de notre poste de tir, mais plutôt poster la mitrailleuse dans un autre lieu, à droite ou à gauche, à quelques mètres, la monter et ensuite tirer quelques coups pour nous assurer qu’elle fonctionnait correctement. Ça n’était pas idéal pour l’infanterie, mais on avait l’habitude de faire ça. Un soir, à la tombée de la nuit, j’ai monté le fusil fixé la ceinture de balles, et je m’apprêtais à me mettre debout pour visualiser le site alentour en visant les tranchées allemandes, quand soudain j’ai reçu cette intimation ** qui me disait : « Ne te mets pas debout derrière la mitrailleuse pour regarder la nuit autour, allonge-toi ici, et fais feu avec tes deux pouces en balayant comme ça ! » Alors que je faisais ça, il y a eu un « Bang ! », puis, ça s ’est arrêté. Lorsque j’ai commencé à démonter la mitrailleuse, j’ai trouvé au sommet de l’engin... c’était des mitrailleuses refroidies à l’eau, il y avait un loquet sur le système par lequel on introduisait l’eau à l’avant, à cet endroit le sniper qui avait tiré y avait fiché une balle. Si j’avais été dans la position normale, en regardant de droite à gauche, j’aurais pris la balle juste ici. Mais pourquoi ?
* (something said to me) : quelque chose m’a dit
** (and suddenly some intuition said to me): une intuition
Témoignage de Robert Zwang
En quelques centaines de mètres, c’était déjà l’hécatombe. Il n’était plus question d’avancer ou de reculer, ceux d’en face n’avaient qu’à viser.
Je tournais toujours avec un copain, Viallet, de Nîmes. Nous avons fait le même travail, en tandem pendant un an, de la première ligne à l’artillerie, de l’artillerie à la première ligne.
Un matin, il a supplié le capitaine : « Mon capitaine, ne m’envoyez pas, pas cette fois - ci. Je ne veux pas y aller. C’est la seule fois que je vous le demande ! »
Le capitaine a été intraitable : « C’est ton tour ! Tu vas remplacer Zwang, il a fait sa part. Tu ne veux pas non plus qu’il prenne ton service ? »
J’étais tiraillé, et Viallet aussi. Il a vraiment supplié le capitaine. Il semblait sûr de sa mort prochaine et sa conviction me troublait. J’ai eu de la peine, il m’a donné l’accolade. Et je l’ai vu partir, il avait les larmes aux yeux et moi aussi. Et il a été tué pendant l’offensive du 16 avril.
Je pense souvent à lui. J’aurais pu être à sa place... Ma révolte contre cette attaque est attachée à ce nom : Viallet.
Témoignage de Jean-Pierre Verney
Là on rentre dans quelque chose de très difficile. Dans les récits, certains poilus disent : « tiens... » . Enfin, certains survivants disent : « mon camarade m’a donné une lettre parce qu’il sentait qu’il allait mourir à cette attaque ou que quelque chose allait lui arriver ». D’autres disent : « moi, j’ai senti qu’il fallait que je change d’endroit parce qu’un obus allait me... c’était pas le bon endroit. » Effectivement, est-ce que ce sont des prémonitions, est-ce que ce sont des....quelque chose qui arrive comme ça et puis, le gars change ? Mais est-ce une prémonition ou simplement le hasard ? Euh...là, j’ai pas de réponse. J’irais plutôt vers le hasard et le destin des hommes. L’obus, la balle ne choisit pas sa victime. Il y a pas une culpabilité comme pour les victimes de la Shoah, ce qui est pas comparable. Non. Il y a beaucoup de questionnements : « pourquoi, moi, je suis sorti vivant. Pourquoi à tel endroit, je suis pas tombé alors que l’homme qui était à ma gauche et l’ autre à ma droite ( est tombé ) sont tombés . » Et c’est pas une culpabilité, c’est un questionnement, ce qui est totalement différent . L’interrogation : « pourquoi j’en suis sorti ? », oui ! Oui, oui, ça, beaucoup l’ont eue. Et surtout en vieillissant, pas dans les années 20 ou 25 ou 30 mais dans les dernières années de leur vie. La souffrance morale, la souffrance physique peut-être étaient tellement dures que certains se sont suicidés. Euh, le refus de...fallait que ça s’arrête, ils n’en pouvaient plus, ça oui. Maintenant les protections ou croire en Dieu, espérer, le nombre de prières que l’on voit, le nombre de prières que l’on a entendues, le nombre de petites vierges et de petites croix qui ont été envoyées aux soldats dans les tranchées. Je me souviens, il y a pas... quelques années, on avait découvert des corps et un des soldats avait autour du cou une petite chaîne avec 5, 6 médailles pieuses, il en avait autour du poignet , il avait une peau de lapin dans le reste de son uniforme...de sa poche, ça l’a pas empêché d’être frappé et de mourir.