Estelle Martin
L’histoire en marche avec Thomas Snegaroff et donc c’est le rose qui vous inspire aujourd’hui, le rose de la couleur, enfin la couleur de la terre battue1 pour les demi-finales femmes, c’était pour rendre hommage, donc aux joueuses de tennis, à Roland Garros. Un hommage un peu cliché, non ?
Thomas Snegaroff
Oui, alors on avait, en fait pour être précis, y a pas eu de match du tournoi de Roland Garros sur cette surface assez étonnante, rose qu’on n’est pas habitués à voir à Roland Garros, on voit sur cette image. On avait couvert le court2 n°1 parce qu’effectivement sur le central se jouaient les deux demi-finales féminines et donc c’était l’idée géniale des organisateurs : « Tiens ! Et si on associait le rose aux filles ?... ». Et moi je me suis dit : « Mais depuis quand est-ce qu’on associe le rose aux filles ? ». Et en effet, rien n’est évident dans cette histoire. Alors, j’crois qu’il faut, pour le coup, déjà battre une idée en brèche3 c’est que le rose n’a pas toujours été associé… alors derrière moi on voit des très belles images de rose, mais ça n’a pas toujours été associé aux filles. Par exemple, au Moyen Âge, les chevaliers avaient leurs bas-de-chausses4 qui étaient roses donc c’était plutôt une image de virilité.
Estelle Martin
Non ! Le rose était une image de virilité !
Thomas Snegaroff
Et oui, même si la rose était en revanche… signifiant l’amour dès l’Antiquité. Par exemple, chez les Grecs, la rose était la fleur d’Aphrodite donc en effet, déjà quand même on est plutôt sur des valeurs attribuées évidemment aux femmes.
Estelle Martin
Alors depuis quand le rose est devenu le symbole des filles, des femmes, bref le symbole de la féminité ?
Thomas Snegaroff
Et des petites filles. Alors c’est très difficile de dater évidemment, quoique, j’ai trouvé un moment important je crois, c’est au XVIIIe siècle en France et ça vient d’une innovation à la fois artistique et technique. C’est Philippe Rouet qui est un peintre belge de la ville de Spa, qui est un inventeur d’un nouveau rose sur la porcelaine5, la porcelaine de la manufacture royale de Sèvres. Et il parvient à effectivement réaliser des magnifiques choses en porcelaine rose. On voit derrière moi une assiette, qui est peut-être pas de votre goût, mais qui à l’époque était très à la mode, surtout qu’elle est récupérée par Madame de Pompadour, la favorite de Louis XV, qui adore ce rose et qui va couvrir absolument tout de rose, y compris ses robes, on va peut-être le voir sur un tableau de François Boucher, voilà qui arrive, et bien sûr dans une logique de cour6, entre 1758 et 1766, partout partout partout le rose va s’imposer. À Versailles, notamment chez les petites filles, sur les pots de chambre7, sur les lits et c’est à ce moment-là que le rose est associé, je crois, peut-être définitivement, au moins en Occident bien sûr, à des valeurs, à des valeurs féminines.
Estelle Martin
Et donc, si cette assiette avait été bleue finalement, le cours de l’Histoire en aurait été changé ?
Thomas Snegaroff
Ah le bleu… Je ne pense pas… Le bleu en tout cas, effectivement est associé, en tout cas en Occident, aux garçons. Alors j’ai essayé de réfléchir un peu : le rose aux filles, le bleu aux garçons, pourquoi ? Ben, le bleu d’abord c’est une couleur qui est récente, en tout cas perçu comme étant une couleur à part, c’est à peu près au XIe siècle, c’est un historien qui s’appelle Michel Pastoureau, qui a beaucoup travaillé sur le bleu et qui montre que ça commence quand les armoiries familiales8 des Capet, la fleur de lys sur un fond bleu azur s’impose comme la couleur de la monarchie ; vous me voyez peut-être venir : le bleu couleur de l’autorité, couleur du pouvoir, couleur de la gendarmerie
Estelle Martin
Couleur de l’homme, on a bien compris.
Thomas Snegaroff
Et bien tout cela effectivement ce sont des couleurs de l’autorité. Alors bien sûr, loin de moi tous ces poncifs9. Le rose, mélange de rouge, qui est une couleur difficile mais de blanc, de pureté associant la femme à des valeurs comme ça un peu vaporeuses10 et agréables. Le bleu a des valeurs d’autorité, vous comprenez bien que beaucoup d’associations féministes aujourd’hui luttent pour que les cadeaux de naissance ne soient pas systématiquement en rose parce que pour elles, on ne fait que reproduire un préjugé, à savoir que la fille associée au rose est forcément plus douce et dominée par un garçon associé au bleu, qui lui est forcément autoritaire et dominateur.
Estelle Martin
Voilà, ce sera la conclusion mais vous auriez pu mettre du rose, Thomas, pour montrer qu’effectivement, on peut porter du rose.
Thomas Snegaroff
Mais peut-être en ai-je mis...
Estelle Martin
Mais vous en avez déjà mis j’en suis sûre. Merci Thomas, mais on rappelle juste qu’il y avait une polémique sur la terre battue bleue, cette fois, à Madrid, au tournoi de Madrid, Raphaël Nadal n’avait pas du tout apprécié.
Thomas Snegaroff
Non, il avait même dit : « Je ne considère pas que cette défaite est une défaite sur terre battue. »
Estelle Martin
Donc on va rester sur du ocre, c’est la meilleure couleur.
Thomas Snegaroff
C’est mieux, je crois.
Estelle Martin
Voilà on verra ça dimanche pour la finale où Raphaël Nadal a été qualifié. Merci encore Thomas.
Vocabulaire :
1 La terre battue : terre de couleur orange qui recouvre certains terrains de tennis.
2 Un court de tennis : le terrain où se joue un match de tennis.
3 Battre en brèche : attaquer vivement.
4 Un bas-de-chausses : ancien vêtement qui couvrait la jambe du pied au genou.
5 La porcelaine : céramique fine et translucide.
6 La cour : entourage du roi.
7 Un pot de chambre : pot dans lequel on faisait ses besoins.
8 Les armoiries familiales : emblèmes propres à une famille.
9 Un poncif : cliché, lieu commun.
10 Vaporeux : léger.