L’insularité (26’ - 29’40)26’ - 26’48Ce que je crois, je trouve que l’eau est très présente dans mes textes ; la mer, l’océan. Il n’y a pas un seul de mes textes où l’océan n’est pas présent, pour quelles raisons ? Je ne sais trop. C’est peut être lié à mon enfance, à tout ce… enfin ou bien le fait que je sois poète aussi en quelque sorte ; tu sais, la mer, c’est quelque chose qui a toujours inspiré les gens. Mais je dirais que je n’aime pas beaucoup m’exprimer ni réfléchir sur ces questions très… on peut facilement dériver dans n’importe quel… dire n’importe quoi. Tu sais, pour moi, c’est… J’ai l’impression que je porte mon île en moi-même.
28’30 - 29’40C’est ça, je suis sur ma propre île. Parce que, Haïti, je l’ai quittée il y a si longtemps. J’ai passé 20 ans sans rentrer en Haïti, c’est récemment, enfin depuis 91, j’ai essayé de faire des retours, des retours successifs très courts, parfois d’une semaine ou deux, récemment j’ai passé 2 mois. C’est une île que je réapprends à connaître parce que, quand on quitte le pays, enfin à 15 - 16 ans, c’est pas un… enfin à cette époque-là, on ne connaissait pas vraiment, enfin je ne connaissais pas vraiment Haïti, tu vois. J’apprends tranquillement à connaître, à nommer les choses, à pouvoir recommuniquer avec les gens. C’est des choses qu’on désapprend, tu vois. Et est-ce que cette île, elle est encore en moi de manière aussi prégnante, tu vois, que quelqu’un qui a vécu toute sa vie là-bas ? Je ne sais pas. Quand on est à Montréal, c’est vrai qu’on est sur une île, mais on n’a pas l’impression d’être sur une île. Alors je dis souvent que bon, oui, j’aime les îles, je les porte en moi et j’en porte une principalement en moi, c’est ce bonheur de pouvoir rêver et de pouvoir créer.
Mon enfance (14’10 – 18’27) Je peux dire que l’enfance a été aussi beaucoup marquée par toute l’arrivée de Duvalier et la peur. On a été une famille de gens persécutés. D’ailleurs, dans mon dernier livre
L’Alligator nommé Rosa, je parle un peu de ces nuits où les militaires envahissaient la maison pour emmener cette personne, cette autre personne, j’ai vécu de très près ces événements. Pas reliés à mon père particulièrement, mon père était un opposant, mais vraiment farouche à Duvalier ; ça, c’est surtout ma mère qui m’en a parlé, parce que mes parents biologiques ont divorcé. Mon père a divorcé, ma mère était enceinte de moi. J’ai pas connu vraiment la vie avec un père, un père biologique, mais j’ai eu vraiment une enfance où l’on m’avait dorlotée quand-même, j’ai reçu de l’affection, mais avec beaucoup de structures en quelque sorte, parce que les gens étaient très très sévères. Mais oui... Je parlais de cette enfance dans la peur et ces militaires qui envahissaient la maison. Jusqu’au départ vers Haïti
[1], vers le Canada, moi, ce que j’ai gardé, c’est le souvenir que j’ai, c’est d’avoir envie de partir à cause de cette peur que l’on ne peut pas nommer justement. On sent qu’il y a des choses qui se passent. Aujourd’hui, un enfant de 15 ans, de 16 ans, il parle librement de politique, il parle de tout, mais à l’époque on ne parlait pas. Les gens étaient garrotés par la peur et c’est ça que j’ai, je pense que c’est le souvenir ultime de cette peur. Et il y a un événement dont j’ai beaucoup parlé dans mon écriture, dans le dernier livre, et aussi dans
Le Silence comme le sang, c’est cette maison de la famille Benoît qui a brûlé. Nous étions voisins à cette époque-là, est-ce que c’est… c’est une époque qui précède sans doute l’époque où l’on a vécu près des sœurs de… parfois les époques se mélangent aussi un peu. Cette maison qu’on a brûlée au Bois Verna, parce qu’il y a une époque où l’on habitait aussi dans ce quartier. Et j’étais dans la rue à ce moment-là, j’avais 9 ans et j’ai vu les militaires, j’ai vu la fumée, j’ai vu la maison qui brûlait. Et tous les jours, pour me rendre chez les sœurs du Sacré-Cœur, je devais passer devant les ruines de cette maison. Et encore aujourd’hui, ce qui me tue, c’est qu’il n’y avait pas les mots pour nous expliquer ce qui s’était passé. Tout simplement, je savais qu’il y avait des gens qui avaient été tués dans cette maison là et qui étaient morts et que sans doute leurs ossements s’étaient mélangés aux gravats, et c’est ça que je reprends un peu dans
L’Alligator nommé Rosa, la quête de ce personnage, Antoine, c’est pour comprendre pourquoi ce crime, tu vois et souvent j’ai l’impression que c’est le dernier souvenir de mon enfance parce qu’on dirait qu’il y a comme une espèce de… Il y a des choses que je n’arrive pas à nommer de l’enfance, enfin du reste de cette enfance. J’ai l’impression que ce traumatisme a été tellement, tellement fort qu’il me faut parfois parler avec des gens, des amis ou d’autres personnes pour faire les liens. C’est un vrai traumatisme et même après avoir, être devenue adulte, j’ai encore beaucoup d’émotion, être devenue adulte, je ne pouvais jamais comprendre pourquoi j’étais aussi effrayée quand j’entendais le bruit des sirènes, à Montréal même. Et j’ai pu, à force de parler à des gens, faire le lien avec ce traumatisme de l’enfance parce que lorsque cet événement est arrivé, au lieu de dire ce qui s’est passé, j’ai vu les gens dans la famille en train de ramasser leurs trucs et de mettre dans une voiture pour aller se cacher quelque part à la campagne et
l’école était fermée et tout, et personne pour nous dire ce qui est arrivé parce que les adultes avaient trop peur. C’est un peu ça l’enfance. Une enfance sous Duvalier, c’est ça, c’est la peur, c’est le désespoir du silence aussi parce qu’on s’enferme dans un silence épouvantable, on a l’impression que tout le monde va vous trahir alors on ne parle pas. Pour moi, j’ai trouvé cela très très difficile et parfois je me dis que c’est pour ça peut-être que j’écris.
Mon œuvre (18’30 – 20’25) Aux gens qui me lisent, bon, récemment, j’ai eu une conversation avec ma fille qui est une lectrice aussi qui lit beaucoup, en général. Je pense qu’au départ, il y a une douleur dans l’écriture. Quand je pense au texte de
Balafres par exemple, toute cette douleur, elle est présente.
Le Livre d’Emma, il y a eu des commentaires de lecteurs, enfin entre autres une lectrice qui m’a écrit un jour de la Martinique pour me demander, mais d’où vient toute cette douleur ; je pense que c’est, au départ, il y a ça, il y a un besoin peut-être de nommer quelque chose qui fait mal. Je dis souvent que
le Livre d’Emma c’est un livre de… c’est mon premier livre, c’est un livre que j’ai porté en moi pendant longtemps. C’est un livre de questionnement. Qu’est-ce qui fait qu’on écrit ? Je pense que c’est parce qu’on a des questions à poser, à mon avis, c’est ça. Et si je prends
le Livre d’Emma, il y a des tas de questions là-dedans que je lance au lecteur, comme ça, tu vois, et qui m’aident parfois à trouver les réponses.
L’Alligator, c’est un peu le questionnement sur l’impunité. Comment est-ce que des gens qui commettent des crimes comme ça, ils peuvent s’en tirer à si bon compte ? Et comment peut-on pardonner quand le bourreau jamais ne demande pardon ? Et comment peut-on tolérer ce genre de choses ? Et parfois même, en filigrane dans l’œuvre, on retrouve le questionnement, mais aussi de manière très claire parfois. Dans un des textes qui s’appelle
La maison face à la mer, je l’ai lu récemment dans une rencontre avec des étudiants universitaires, la question est posée. Comment peut-on survivre après tant d’horreur ? Tu sais, au départ, il y a ça. Y a des questions auxquelles je ne trouve pas de réponse. Je pense que c’est un des moteurs de l’écriture.
[1] Marie-Célie Agnant fait un lapsus et veut parler du Canada. Elle se reprend tout de suite. Autrement elle aurait dit « Jusqu’au départ d’Haïti vers le Canada ».