Paul Germain
Samuele Furfari, bonjour. Derrière un physique à la Hercule Poirot se cache un des meilleurs spécialistes des questions énergétiques. Vous donnez d’ailleurs un cours de géopolitique de l’énergie à l’Université Libre de Bruxelles et vous êtes aussi fonctionnaire européen. Alors, au Bar de l’Europe, je vous ai servi un verre d’eau gazeuse parce que le gaz, le charbon, le pétrole – toutes ces énergies qui polluent et qui sont responsables du réchauffement climatique – vous, vous adorez. Vous venez de publier La contre-révolution énergétique, Vive les énergies fossiles ! Vous ne votez pas Écolo*.
Samuele Furfari
Il ne s’agit pas de voter Écolo ou pas Écolo. Il s’agit d’affronter la réalité du monde : sans énergie, tout s’écroule. Même notre corps a besoin d’énergie. Lorsque nous mangeons, c’est pas simplement parce que nous sommes gourmets, mais c’est parce que nous avons besoin d’énergie.
Paul Germain
Et les énergies renouvelables…
Samuele Furfari
Mais les énergies renouvelables…
Paul Germain
… c’est de la blague ?
Samuele Furfari
Non, pas du tout. Les énergies renouvelables font partie du bouquet énergétique et en particulier en Europe. L’Europe est la championne mondiale en énergies renouvelables. Mais il faut être… les pieds sur terre : 20 % d’énergies renouvelables, ça veut dire que 80 % n’est pas énergie renouvelable et il est du devoir de l’Europe, des citoyens, de tout le monde de comprendre que les 80 %, on peut pas simplement les cacher parce que c’est fossile ou nucléaire. Donc, parlons de tout : renouvelable, économie d’énergie, mais 80 % ce sont les énergies non politiquement correctes.
Paul Germain
Donc, vive le charbon…
Samuele Furfari
Non, pas le charbon…
Paul Germain
… qui semble faire son retour dans beaucoup de pays européens, par exemple en Allemagne, c’est devenu la première source d’énergie pour produire de l’électricité. Comment ça se fait, ça ?
Samuele Furfari
Mais c’est pas un retour… euh… nouveau. C’est une continuité. L’Allemagne a été un pays charbonnier. Figurez-vous que le Traité de Versailles de 1919 a essayé d’étrangler l’économie allemande sur le charbon. Et donc ça n’a pas marché. Il faut tenir compte que l’Allemagne a du charbon, notamment les mines de lignite…
Paul Germain
Mais elle était passée au nucléaire, elle revient maintenant au…
Samuele Furfari
Sans abandonner le charbon. On a toujours l’impression qu’on passe de l’un à l’autre. Non, y a un bouquet énergétique, y a du renouvelable, y a du nucléaire, et y a du charbon. Et ces derniers temps, c’est vrai que le charbon est devenu un peu plus important au… en Allemagne parce que le charbon est devenu tellement bon marché et que le gaz est devenu cher.
Paul Germain
Mais le charbon, ça pollue. C’est pas une énergie d’un autre temps ?
Samuele Furfari
C’est pas une énergie de l’autre temps. C’est une énergie qui est moderne et qui produit plus de CO2 que les autres énergies, mais qui pollue beaucoup moins.
Paul Germain
C’est quoi les avantages du charbon : facile à extraire, bon marché ?
Samuele Furfari
Le grand avantage du charbon, c’est qu’il n’y a pas de problème géopolitique.
Paul Germain
Hum hum…
Samuele Furfari
Vous ne pouvez pas utiliser l’arme du charbon pour ennuyer les autres.
Paul Germain
Oui.
Samuele Furfari
Parce que le charbon est disponible en très grande quantité, dans beaucoup de pays et notamment dans les pays OCDE. Donc, il n’y a pas de problème géopolitique.
Paul Germain
Donc, ce serait une solution pour se passer du gaz russe ? On sait qu’avec l’affaire ukrainienne, la question de l’indépendance énergétique de l’Europe se pose d’une manière aiguë.
Samuele Furfari
Il faut pas avoir des positions manichéennes : est-ce qu’on va remplacer le gaz russe par le charbon australien, c’est pas comme ça. On a besoin d’un peu de tout et il faut tenir compte de ce qui permet à l’économie de vivre sans être soumis à des pressions trop fortes à la fois géopolitiques, environnementales et économiques. C’est beaucoup plus compliqué que le simplisme de passer de l’un à l’autre.
Paul Germain
Je vous arrête parce que vous le voyez, des petits parasites qui apparaissent ici et derrière ces parasites, et bien quelqu’un qui va vous poser une question. On regarde.
Nina Bachkatov
Nina Bachkatov, professeur de sciences politiques et éditeur de Inside Russia & Eurasia. Monsieur le Professeur, il existe actuellement un engouement pour le gaz et l’huile de schiste. Selon vous, quels sont les rôles respectifs, dans cet engouement, de la réalité scientifique, de la spéculation géopolitique et du travail des lobbies qui sont largement financés afin de promouvoir son exploitation, notamment sur le sol européen ?
Paul Germain
Triple question.
Samuele Furfari
Oui, Madame Bachkatov connaît très bien la situation. Le gaz de schiste, c’est une grosse réalité qui a révolutionné le monde de l’énergie et qui, au-delà, a révolutionné - c’est pas révolutionnera - a déjà révolutionné la géopolitique de l’énergie.
Paul Germain
Donc, il faut rappeler d’abord, le gaz de schiste, c’est ce gaz qui se trouve dans la roche, à deux ou trois mille mètres en dessous de nous…
Samuele Furfari
C’est ça.
Paul Germain
… et qu’il faut fracturer…
Samuele Furfari
C’est ça.
Paul Germain
… de manière un peu brutale pour euh…
Samuele Furfari
C’est exactement le même…
Paul Germain
… pour le récupérer.
Samuele Furfari
C’est exactement le même gaz mais ce gaz est resté piégé là où il s’est formé. C’est en quelque sorte, c’est comme le gaz est toujours resté dans la cuisine, et il faut aller le chercher dans la cuisine plutôt que d’aller le chercher dans la salle à manger.
Paul Germain
Et il y en a en Europe ?
Samuele Furfari
Et y en a en Europe, y en a, y en a dans le monde entier. Et y en a au Moyen-Orient parce que le pétrole et le gaz, qui est conventionnel, en fait vient de couches plus profondes, qui sont du gaz et du pétrole de roche mère.
Paul Germain
Et... et comme le disait Nina Bachkatov, il y a un vrai lobby, non ?
Samule Furfari
Non, non ce n’est pas une question de lobby, c’est une réalité économique qui a été développée par les petites entreprises pétrolières, les toutes petites entreprises pétrolières. Parce que les grandes entreprises pétrolières ont d’autres chats à fouetter que d’essayer de vraiment trouver des niches et c’est notamment aux États-Unis, George Mitchell qui a développé cette niche qui est devenue tellement importante que maintenant les grands sont rentrés dans le business. C’est l’inverse, ce sont les petits qui ont commencé et les grands ont suivi.
Paul Germain
Oui. Mais enfin, ça fait peur le gaz de schiste parce que ça risque de polluer les nappes phréatiques, euh…
Samule Furfari
Ça c’est, ça c’est ce qu’on raconte en Europe. Vous allez dans le monde, dans le reste du monde, y a personne qui se préoccupe de ça parce que c’est une réalité économique. Le gaz de schiste aux États-Unis et encore plus le pétrole de schiste est une réalité du business, c’est pas « Est-ce que ça va devenir, est-ce que ça va enfler ? », c’est une réalité. Les États-Unis produisent depuis 2010 chaque année un million de barils de pétrole en plus. Pourquoi ? Parce que y a ce… y a cette nouveauté qui n’existait pas y a quelques années, une nouveauté technologique.
Paul Germain
Oui, mais tout ce que les Américains font, c’est pas bien nécessairement.
Samule Furfari
Ah, c’est vous qui le dites.
Paul Germain
Rire.
Samule Furfari
Il suffit d’aller aux États-Unis, vous allez au Texas et vous allez voir que ce ne sont pas, ce n’est pas un pays pollué. Ça, c’est un simplisme de certains Européens de penser qu’aux États-Unis, tout est pollué. Il faudrait peut-être aller à Calcutta pour comparer la pollution avec les États-Unis. Non, c’est pas du tout cela. D’autant plus que l’administration américaine, ce ne sont pas des naïfs, ils ont des règles environnementales aussi strictes que nous en Europe et je dirais même plus. C’est eux qui ont commencé sur les règles environnementales avant nous-mêmes.
Paul Germain
Et quand Obama propose de nous vendre son gaz de schiste pour éviter d’être dépendant du gaz russe, c’est une idée réaliste ça ?
Samuele Furfari
C’est une idée réaliste mais il faudra encore quelques années parce qu’il y a un gros développement du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis mais ils n’ont pas les terminaux pour les exporter. Donc, il faut d’abord autoriser, ensuite construire et ça va prendre quelques années, mais surtout, une fois qu’il est sur le bateau, le gaz n’est pas obligé de venir à Zeebrugge ou à Fos-sur-Mer en Europe, il peut aller où le prix est le plus élevé. Et actuellement, le prix le plus élevé, c’est au Japon. Parce qu’on a arrêté les centrales nucléaires et donc, on est passé aux centrales au gaz qui fonctionnent à plein régime, et on a besoin de gaz et notamment de ce gaz de schiste. Donc, le marché va aller plutôt vers l’Asie que vers l’Europe, ce qui veut dire qu’on n’aura pas du gaz américain avant une dizaine d’années.
Paul Germain
Très vite. Est-ce qu’on peut imaginer que Moscou décide d’arrêter de vendre son gaz à l’Europe en représailles aux sanctions européennes ?
Samuele Furfari
Non. Il s’agit de contrats entre Gazprom et Gaz de France, Gazprom et Eni. Ce sont des contrats entre entreprises. Et entre entreprises, on respecte les contrats. C’est pas un caprice d’un homme qui ferme un robinet, ça ne se passe pas du tout comme ça.
Paul Germain
Samuele Furfari, merci d’être venu au Bar de l’Europe. Un peu de gaz si vous le voulez.
Samuele Furfari
Oui, il faut du gaz parce que le gaz permet de chauffer les maisons européennes.
*Écolo : parti écologiste en Belgique francophone.