Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Nous sommes heureux de vous accueillir et de vous retrouver pour ce nouveau numéro d’Internationales, émission produite par TV5MONDE, RFI, que nous réalisons chaque dimanche, en liaison avec le quotidien Le Monde. C’est un invité peut-être peu connu du grand public que nous recevons aujourd’hui. Michel Foucher, bonjour, vous êtes géographe, vous êtes diplomate, ancien ambassadeur, écrivain prolixe, et vous avez surtout une spécialité depuis une trentaine d’années, bien particulière, vous écrivez, vous faites des conférences, vous enseignez sur les frontières. Alors, la mondialisation et la globalisation semblaient avoir évincé cette notion de frontière qui revient en force dans l’actualité, vous avez pu le voir avec ce qui se passe en Europe, avec le brexit, avec la Hongrie, et un peu partout dans le monde, jusqu’au mur de Trump, à la frontière du Mexique, qui appellera beaucoup de questions, nous parlerons aussi du proche orient, une solution à deux États est-elle encore possible, ou serait la frontière, bref, derrière cette question technique, beaucoup de questions que nous allons vous poser, avec Sophie Malibeaux, de RFI, et avec Marc Semo, du quotidien Le Monde. Alors, cette notion de frontière semblait un peu périmée et dépassée, pour tout dire, un peu vintage, elle revient en force ? Elle garde une pertinence ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Périmée… Pour le petit club des Européens de l’ouest et du centre, parce que partout ailleurs, il faut des visas pour venir chez nous. Il y a 160 états qui ont besoin de visas pour venir dans l’espace de libre circulation Schengen. À frontière, retour…
Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Ça sert à quoi une frontière ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Ça sert à… C’est un périmètre qui délimite une souveraineté. Ici, c’est un pays, et à côté, c’est un autre pays, avec une autre histoire, une autre langue, une autre tradition, d’autres intérêts.
Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Et il y avait une autre vision peut-être utopique ou utopiste, c’étaient les « no border », pas de frontière, un monde ouvert, est-ce que ça c’est une belle utopie ou un danger ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Une utopie dont on voit les conséquences aujourd’hui. Il est clair que ce qu’on a appelé la globalisation, c’est-à-dire économique et financière, visait, évidemment, en abaissant les droits de douane au maximum, à faciliter la circulation de produits standardisés. Et ça, c’est uniquement la dimension économique des choses. Et dans le cas de l’Union Européenne qui a poussé cette logique très très loin, dès qu’il y a des difficultés qui ne sont pas économiques et financières, des difficultés liées à la sécurité, liées à la politique russe, liées aux questions, aux fameuses questions migratoires, on se rend compte que là, les économistes n’ont rien à dire et que ce sont des sujets régaliens. Ce sont des sujets qui supposent qu’il y ait des états. Donc, le discours du sans frontière, c’est un discours, en fait le « no border » d’extrême gauche rejoint le « no border » du néolibéralisme des banquiers new-yorkais : pas d’état, ou un état le plus discret possible. On n’est pas du tout dans cette configuration-là actuellement.
Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Sophie Malibeaux.
Sophie Malibeaux, journaliste Radio France Internationale
Jusqu’où est-ce que vous diriez que la frontière à l’échelle de la France a été abolie ou pas ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
La frontière a pas été abolie : dans le cas de la France c’est une construction qui dure… 1 200 ans à peu près, hein, la construction du territoire français… Et on continue d’ailleurs à échanger les parcelles avec le Luxembourg, l’Italie ou l’Espagne, il y a encore des commissions des frontières en France. Donc, simplement, il y a une particularité dans l’espace européen, si vous voulez, c’est qu’on a transformé, c’est ça, le message, en fait, au-delà de la marchandise, les anciennes lignes de front… Parce que front, frontière, en français, ça vient de front, ligne de front. Ligne de front, frontier, frontière. On a transformé les vieilles lignes de front en frontières paisibles. On les a ouvertes. Mais enfin, c’est tout le miracle de cette « reconversion » franco-allemande. Mais ça a été pendant des siècles… les rois de France ont lutté pour bouter les Anglais hors de France, c’est-à-dire pour transformer la Manche, qui était un chenal de communication pour le royaume des Plantagenêt, en frontière. D’ailleurs, la frontière franco-anglaise, en fait, elle est du côté français, de facto, elle n’est pas au milieu de la Manche, de facto, dans la pratique. Donc, on a une expérience de transformation de ces vieilles lignes de front dans le projet de l’Europe, un projet de paix. Aujourd’hui, on se trouve confronté à des questions de puissance. Quand on raisonne en termes de puissance, on a besoin de savoir, si on veut avoir une politique extérieure, où commence l’extérieur. Nous ne savons pas où commence l’extérieur en Europe.
Marc Semo, journaliste Le Monde
Voilà, justement, quelles sont aujourd’hui, quelle serait, selon vous, la frontière de l’Europe ? Est-ce que ce n’est pas, finalement, le problème, aujourd’hui, qui est peut-être la plus grande menace sur le projet européen ? Est-ce qu’on y met l’Ukraine ? Est-ce qu’on y met la Turquie ? Est-ce qu’elle s’arrête avant ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Lorsque…
Marc Semo, journaliste Le Monde
Attendez… Est-ce que la frontière s’arrête par exemple comme on le disait à une époque, là où est la dernière abbaye cistercienne, c’est-à-dire une certaine idée d’une Europe du moyen-âge, qui avait en commun une certaine, culture, c’est où la frontière de l’Europe ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
La dernière abbaye cistercienne se trouvait au nord de l’Estonie, donc ils sont du bon côté.
Marc Semo, journaliste Le Monde
Absolument, absolument.
Michel Foucher, diplomate et géographe
C’est une question absolument fondamentale. Projet européen : projet de paix. Donc on ne pense pas le territoire. On ne parle, dans les traités européens que d’espaces. On ne parle jamais de territoire. On n’a jamais voulu poser la question des limites parce que c’était inscrire une espèce de finitude, c’était fermer la porte à des candidats, la puissance, l’attraction est là, la puissance de transformation démocratique est là, on le voit en Europe centrale, malgré quelques difficultés. Donc, aujourd’hui on commence à se poser cette question-là. Voilà. C’est fondamental, parce qu’encore une fois on ne peut pas avoir de politique extérieure si on ne sait pas où commence l’extérieur, on ne peut pas élargir à tout va, et on arrive un peu au bout du processus, on a besoin de se reprendre en quelque sorte, et puis il y a une question centrale, qui est le rapport à la Russie. La Russie elle-même est un État qui ne sait pas où sont ses frontières. C’est quelque chose de très très ancien, ça, dans l’histoire de la Russie, c’est un État territorial qui est peut-être en train de se transformer en État-nation, et je voudrais citer une remarque de l’ancien président Václav Havel qui avait bien compris ça, hein, c’est très court : « Dans l’histoire, la Russie s’est étendue et rétractée, la plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoire. Le jour où nous conviendrons, dans le calme, où termine l’Union européenne et où commence la Fédération de Russie, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra. » Nous en sommes exactement là.
Sophie Malibeaux, journaliste Radio France Internationale
Quelle serait la méthode : quand vous dites « il va falloir définir ça », il y a un moment où vous pensez que…
Michel Foucher, diplomate et géographe
La méthode, c’est de proposer autre chose, aux Turcs que l’illusion d’une adhésion qui ne sera jamais approuvée par les peuples européens…
Philippe Dessaint, journaliste
Ho ils n’y croient plus vraiment ! La Turquie dans l’Union européenne…
Michel Foucher, diplomate et géographe
Oui, mais on ne le leur a jamais dit clairement, et transformer cette politique, enfin, créer ce qu’on appelle en diplomatie une « politique turque » comme on a eu une « politique arabe », il faut avoir une « politique russe », un statut de neutralité stratégique pour l’Ukraine, pour éviter de provoquer inutilement l’Armée rouge, qui existe toujours, un rapprochement…
Sophie Malibeaux, journaliste Radio France Internationale
Comment fait-on avec les faits accomplis ? La Crimée, au stade où on en est… Comment on fait avec la Crimée et les Russes ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Ce qui est intéressant, dans le cas de la Crimée, qui est un problème en termes juridiques, c’est que le Président Poutine, qui a été à Dresde de 1985 à 1989, pour observer avec effroi l’effondrement du système, ce qu’il reproche à madame Merkel, c’est un double standard en quelque sorte, c’est de ne pas avoir accepté l’annexion de l’Ukraine, alors que tout le monde s’est réjoui de ce que les Russes appellent l’annexion de l’ancienne République démocratique Allemande, par la République fédérale, ce qu’on appelle, d’un terme pudique, la réunification. Mais en réalité, c’est le système de l’ouest, heureusement d’ailleurs, qui s’impose. Or, madame Merkel, elle a vécu dans « stasiland », et Poutine ne comprend pas cette difficulté-là, donc la Crimée, je veux dire, c’est pas bien… c’est pas un problème absolument central, la question centrale, c’est l’Ukraine. Il faut trouver un statut de neutralité à l’Ukraine, de façon à calmer le jeu au plan stratégique, parce qu’il faut arrêter…
Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Est-ce qu’il peut y avoir une frontière à l’intérieur de l’Ukraine ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Il y a pour l’instant une ligne de front.
Philippe Dessaint, journaliste TV5MONDE
Ouais, mais, justement, est-ce que cette ligne de front peut se transformer en frontière, avec deux Ukraine : une européenne et l’autre, russe ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
Il faut éviter ça, malheureusement, nos collègues russes sont depuis toujours extrêmement habiles dans la manipulation de ce qu’on appelle « les nationalités », Staline était commissaire aux « nationalités », qui débouche sur des conflits plus ou moins gelés, Transnistrie pour empêcher les Moldaves de se réunifier avec la Roumanie, le Nagorno-Karabakh, partout dans le Caucase, c’est une méthode efficace, la méthode du conflit gelé. Et là, l’autre problème, c’est la capacité… Il n’y a pas d’État, en Ukraine, il y a quatorze familles qui contrôlent le pays, et donc, il faut que ce pays se réforme.
Marc Semo, journaliste Le Monde
Alors, justement, est-ce que le changement de frontière est nécessairement un mal ? Il suffit de se rappeler que plus de la moitié des pays de l’Europe centrale et orientale qui ont adhéré après 2004, ne l’étaient pas avant 1989, il y avait la République Tchèque et la Slovaquie, donc, est-ce que le problème n’est pas plus la façon dont se fait le changement autour de la frontière que le changement de frontière en lui-même ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
On confond inviolabilité et intangibilité, ce sont deux notions un peu compliquées, mais bon.
Marc Semo, Le Monde
Est-ce que vous pouvez les préciser ?
Michel Foucher, diplomate et géographe
La frontière internationale est inviolable parce qu’elle est garantie par le droit international, c’est l’objet d’un traité international, mais il peut y avoir des modifications de tracé si tout le monde est d’accord.
Marc Semo, Le Monde
Donc, le problème…
Michel Foucher, diplomate et géographe
Il peut y avoir des échanges de territoire. C’est, politiquement, un peu difficile. Je rappelle quand même que, dans le cadre du continent européen, depuis 1991, ont été créés plus de 25 000 km de frontières internationales nouvelles du fait, tout simplement, de l’éclatement de trois fédérations asymétriques, Tchécoslovaquie, Yougoslavie et Union Soviétique. Simplement, contrairement à ce que dit monsieur Poutine, c’est une décision, dans le cas de l’Union soviétique, qui a été prise de l’intérieur, c’est pas le résultat d’un complot occidental.
Sophie Malibeaux, journaliste à Radio France Internationale
Mais Michel Foucher, comment est-ce que…
Marc Semo, Le Monde
Non, non, mais attendez… le problème pour la Crimée, donc, ça a été le fait que ça a été une annexion par la force après un référendum bidon, sans contrôle des soldats russes.
Michel Foucher, diplomate et géographe
Oui, annexion par la force, mais après un acte qui n’est pas moins légal, qui est le don à la république d’Ukraine, en 1954, par Khrouchtchev, premier secrétaire du parti communiste de l’Union Soviétique, ancien responsable de la répression contre les goulags, en Ukraine même, il a essayé de se faire pardonner en donnant la Crimée à la République d’Ukraine, mais autrefois, la Crimée a été grecque, pontique, elle a été tatare, elle a été sous influence ottomane, et puis elle a été russe pendant très très longtemps, donc, Poutine est revenu sur la situation qui prévalait avant 1954.