J’suis un village comme quelques autres en France
Ma naissance se situe vers la Renaissance
Moins d'une centaine quel que soit le recensement
Bien avant les pansements, j’n'avais que des paysans.
J'en ai vu lutiner [1], flâner [2] ou glaner [3]
Des pelletées de mirabelles vers la fin de l'été.
Je crois que l'unique chose qui a changé ma vie
Fut l'arrivée des taxis.
Et ils sont pleins, selon mes recoupements
Il y a des Gueules cassées[4]
Pour les blessés : prothèses et pansements
Face à face ils se font front dans les tranchées [5]
Avant tout ce manège, j'étais un village enchanté.
On ne me croit pas, ça semble irréel
Avant tout ce manège, j'étais un village enchanté
Les seuls témoins sont les mirabelles
Avant tout ce manège
Ils se sont préparés pour la bataille
Dans l'artère principale, c'est la pagaille [6]
Ils portent des uniformes bleus, rouges, voyants
Avec montre à gousset[7], couvre-chef[8] flamboyants.
La Grosse Bertha[9] fait face au crapouillot[10].
Le flot de feu est continu, soutenu par les artiflots[11].
« Comme à Valmy[12] ! » nous répétait l’académie
« Une bataille, des acclamations et c'est l'accalmie ! »
Les murs ont des oreilles[13], c'est la fête au village
Le Théâtre aux Armées[14] nous fait découvrir le jazz
Il y a des fanions[15], des litrons[16], du tapage
Et cette odeur maudite : le vent nous ramène les gaz
Il y a de la joie, des pleurs, des fleurs, la peur,
Tout à l'heure, on a fusillé un déserteur[17].
Il avait ce poème dans sa vareuse[18]
Adieu, Meuse endormeuse[19].
On ne me croit pas ça semble irréel
Avant tout ce manège, j'étais un village enchanté
Les seuls témoins sont les mirabelles
Avant tout ce manège
Les seuls témoins sont les mirabelles
Maintenant que la guerre est passée
Il n'y a plus de soldats terrés dans les tranchées
Les taxis de la Marne[20] s'en sont retournés.
Qui aurait pu penser que j’les regretterais.
En l'an 14, ils étaient des milliers
Démobilisés je ne les ai pas oubliés
J’repense au boulanger, je sens le pain au millet
Des blessés, des macchabées[21], mais là au moins je vivais !
Ça fait plus d’cent ans que je n'ai plus d'habitants
Quelques mots sur une plaque et puis des ossements.
Je le dis franchement : c'est pas latent, j'attends
Le retour de la vie dans la paix ou le sang.
Trop court était l'enlisement...
Je n'ai plus aucun habitant...
Les mirabelles sont en déshérence [22]
Je suis un village mort...
Pour la France.
Allons enfants[23].
On ne me croit pas ça semble irréel
Allons enfants.
Les seuls témoins sont les mirabelles
Allons enfants.
Les seuls témoins...
Allons enfants.
Sont les mirabelles.
Allons enfants.
Allons enfants.
Allons enfants.
[1] Taquiner une femme en prenant des libertés avec elle.
[2] Se promener tranquillement.
[3] Ramasser dans les champs après la moisson.
[4] Désigne les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage.
[5] Fossé long et étroit creusé près des lignes ennemies.
[6] Grand désordre.
[7] Petite poche du gilet ou de l'intérieur de la ceinture du pantalon destinée à loger une montre.
[8] Ce qui couvre la tête.
[9] Est une très grosse pièce d'artillerie de siège utilisée par l'armée allemande lors de la Première Guerre mondiale.
[10] Un mortier de tranchée français et par extension ses munitions, les torpilles d'artillerie. Ce terme signifie littéralement « petit crapaud », crapaud désignant l'affût d'un mortier.
[11] Artilleur.
[12] Valmy est une commune française, située dans le département de la Marne et la région Champagne-Ardenne.
[13] Signifie qu'une conversation risque d'être entendue et de causer des ennuis à ses auteurs.
[14] Troupe itinérante créée en août 1916 pour divertir les soldats au front.
[15] Petit drapeau.
[16] Litre de vin.
[17] Soldat qui déserte ou qui a déserté.
[18] Veste de certains uniformes.
[19] Poème de Charles Péguy.
[20] Véhicules réquisitionnés en 1914 pour transporter les hommes sur le champ de bataille.
[21] Cadavre.
[22] Absence d'héritiers pour recueillir une succession qui est en conséquence dévolue à l'État.
[23] Extrait de l’hymne national de la République française.