Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
On parle souvent… on entend souvent parler aujourd’hui « déclin de la langue française ». En même temps quand on regarde les chiffres, la langue française aujourd’hui, c’est plus de 321 millions de locuteurs dans le monde. Et selon les projections, nous serons 715 millions d’ici à 2050, majoritairement sur le continent africain. Barbara Cassin, ça veut dire que le français de France va devenir largement minoritaire finalement dans les 30 prochaines années ?
Barbara Cassin, académicienne, philologue et helléniste
Je ne sais pas ce que ça veut dire « le français de France ». Pas plus… voilà…
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
Il y autant… On peut imaginer qu’il y a autant de façons de parler français qu’il y a de pays francophones.
Barbara Cassin, académicienne, philologue et helléniste
Le français a toujours été, comme toutes les langues vivantes, une langue d’import-export. Et donc, c’est ce qui est en train de se passer. Et personne ne peut s’en alarmer.
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
Personne ne peut s’en… alarmer. Souleymane Bachir Diagne, vous, vous dites que le français n’a d’avenir en Afrique que s’il reconnaît les langues locales, hein ? C’est ce que nous évoquions tout à l’heure. C’est intéressant parce que ça veut dire, si on vous suit bien, que finalement l’évolution de la francophonie, elle ne dépend pas uniquement de facteurs…de facteurs démographiques mais aussi, de cette notion de plurilinguisme qui était évoquée à l’instant, et aussi, peut-être de la question de la bonne éducation sur le continent.
Souleymane Bachir Diagne, philosophe et professeur à l’université de Columbia (New York)
Absolument parce que, comme Barbara a insisté tout à l’heure, une langue n’est pas acquise au détriment d’une autre langue. Elle est acquise en plus d’une autre langue. Donc considérer que la relation entre le français et les langues nationales c’est un jeu à somme nulle, où ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre, c’est absurde. C’est absurde ! Et c’est là que la notion de pluralisme devient importante. Il nous appartient aujourd’hui en Afrique d’avoir une gestion rationnelle d’un pluralisme linguistique et d’inscrire ce pluralisme linguistique dans nos systèmes d’éducation. Je sais que, en ce moment, il y a une… initiative au Sénégal pour une introduction décidée, décisive, des langues nationales. Les expérimentations ont eu lieu pendant plusieurs années. Aujourd’hui, cette introduction est chose qui va se réaliser. Je crois qu’on se donne l’horizon 2029 pour que les choses soient stables de ce point de vue-là. C’est une manière de procéder. Il faut procéder à… la mise en place d’une politique de pluralisme linguistique qui donnera toute sa place, toute la place qui leur revient aux langues nationales, toute la place qui lui revient au français, langue qui est la nôtre, qui est une langue d’Afrique comme le disait Achille tout à l’heure, et toute sa place aussi à l’anglais parce que l’anglais entre dans les systèmes éducatifs et aujourd’hui l’anglais est très présent dans l’enseignement, ici, en France. En France où nous avons une loi Toubon[1]qui, en principe, canalisait l’introduction de la langue anglaise. Donc il faut bien se rendre compte qu’il y a ce phénomène de pluralisme, et la francophonie a eu une avancée majeure lorsqu’elle s’est définie non plus comme la défense frileuse et crispée de la langue française contre le tout anglais, mais comme une philosophie du pluralisme linguistique. Et cela permet aux Français de comprendre qu’ils cohabitent avec plusieurs autres langues, non seulement en Afrique mais également dans d’autres territoires, dans d’autres régions francophones. Et donc cette gestion du pluralisme doit être aussi une des politiques de la francophonie. Je disais tout à l’heure, avec Achille, que la francophonie est projet ouvert. Eh bien, le projet ouvert de réalisation du pluralisme linguistique est devant nous et c’est la tâche qui est notre responsabilité aujourd’hui vis-à-vis de notre langue commune.
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
L’Organisation internationale de la francophonie[2]semble quand même avoir pris conscience. Hier, lors de son discours, la Secrétaire générale, Louise Mushikiwabo[3], a eu ces mots : « la francophonie, ce n’est pas un repli contre la langue anglaise, c’est tout le contraire ». Ça veut dire que, quand même, la… francophonie en tant qu’organisation prend conscience aujourd’hui de cette nécessité de continuer à exister mais en…acceptant aussi le développement d’autres langues. On a d’ailleurs des… pays qui sont à la fois membres de l’Organisation internationale de la francophonie et du Commonwealth[4], organisation anglophone. Qu’est-ce que ça vous inspire Achille Mbembé ?
Achille Mbembé, historien et enseignant à l’université Witwatersrand de Johannesburg
Mais l’anglais n’est pas notre ennemi. Aucune autre langue n’est notre ennemi.
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
Et c’est bien de le rappeler.
Achille Mbembé, historien et enseignant à l’université Witwatersrand de Johannesburg
Mais…mais bien entendu, Souleymane qui… dont la langue est le français… il aura quand même passé une très grande partie de sa vie intellectuelle dans un pays anglophone.
Souleymane Bachir Diagne, philosophe et professeur à l’université de Columbia (New York)
Plus de 20 ans.
Achille Mbembé, historien et enseignant à l’université Witwatersrand de Johannesburg
Plus de 20 ans, c’est mon cas également en Afrique du Sud depuis à peu près plus de 20 ans. Donc aucune autre langue n’est notre ennemi.
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
Même pas ce qu’on appelle le globish[5] ?
Achille Mbembé, historien et enseignant à l’université Witwatersrand de Johannesburg
Il faut sortir de là. Par contre, je crois que dans notre réflexion, il nous faut prendre très au sérieux un défi fondamental. Le défi qui est posé par l’émergence de l’intelligence artificielle. Ce qui arrive à la fonction linguistique, en cet âge où effectivement la raison numérique, sous sa forme algorithmique, domine à peu près tout et où le capitalisme des plateformes tend à transformer la langue en une marchandise. On le voit très bien à partir… à travers l’émergence au cours des dernières années des industries de la langue. La traduction… Barbara et Souleymane nous ont appris énormément à ce sujet. La traduction devenant aujourd’hui, en plus de tout ce qu’ils nous ont dit, disons un secteur tout à fait vibrant de l’économie. C’est plusieurs milliards de dollars en réponse justement aux besoins grandissants de traduction.
Clémentine Pawlotsky, journaliste TV5MONDE
Mais ça, c’est pas forcément une mauvaise chose, c’est aussi un pont entre nos différentes humanités.
Achille Mbembé, historien et enseignant à l’université Witwatersrand de Johannesburg
Bien entendu, mais ce que je veux dire c’est que, il y a une série de questions très complexes qui émergent justement à la faveur de cette reconfiguration des langues, en réponse justement à l’escalade technologique à laquelle nous faisons face. Et je pense que le moment est vraiment venu, pour ce qui est du français, de s’interroger sur ce qu’est la langue, ce qu’est la fonction linguistique à l’ère numérique.
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[1] La loi n°94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, plus connue sous le nom de loi Toubon, du nom de Jacques Toubon (ministre de la Culture de l’époque) est destinée à protéger la langue française. (Source : Wikipédia).
[2] L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) est une organisation créée en 1970 et regroupant 93 États ou gouvernements. Elle a pour mission de promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique, de promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme, d’appuyer l’éducation et la recherche, et de développer la coopération. (Source : Wikipédia).
[3] Louise Mushikiwabo est une femme politique rwandaise, élue secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie en octobre 2018 et réélue pour un second mandat en novembre 2022. (Source : Wikipédia).
[4] Le Commonwealth of Nations, communément appelé Commonwealth, est une organisation intergouvernementales composée de 56 États membres, presque tous d’anciens territoires de l’Empire britannique. (Source : Wikipédia).
[5] Anglicisme pour évoquer un anglais au vocabulaire limité et à la syntaxe élémentaire, employé comme langue véhiculaire. Il s’agit d’un mot-valise combinant « global » (« planétaire ») et « English » (« anglais »). (Source : dictionnaire Le Robert).