Paul Germain
Damien Vandermeersch, bonjour. Vous êtes aujourd’hui avocat général à la Cour de cassation en Belgique. Vous avez été juge d’instruction sur le dossier du Rwanda après le génocide de 94 et à ce titre, vous vous êtes rendu de nombreuses fois sur place. Alors, au Bar de l’Europe, je vous ai servi un verre d’eau bien fraîche pour étancher votre soif de justice, une soif qui apparaît clairement dans votre dernier livre : « Comment devient-on génocidaire ? ». Est-ce qu’il y a moyen de faire justice après un drame comme celui du génocide au Rwanda ?
Damien Vandermeersch
Ben, c’est évidemment la difficulté ! C’est le… le défi un peu à relever. Mais je dirais, quelque part, on n’a pas le choix. Parce que si y a pas de processus de justice ben c’est l’impunité et malheureusement, on voit ce que donne l’impunité, c’est qu’on reste dans les mêmes logiques et quelque part, on est prêt à recommencer. Donc la justice, c’est sans doute un moment, je dis pas que c’est le seul moment, je dis toujours qu’il y a des moments et des lieux pour la justice, mais je pense que c’est une étape qui… qui est importante après une telle tragédie.
Paul Germain
Alors, aujourd’hui au Rwanda, il y a des génocidaires qui ont fait leurs peines, qui ont été libérés, qui côtoient des personnes qui ont souffert du génocide. Est-ce qu’une cohabitation est possible ?
Damien Vandermeersch
Ben, d’abord il faut reconnaître que le mal est irréparable. Donc, si on attend de la justice qu’elle répare, qu’elle remédie aux souffrances endurées, non ! Je pense que là, on sera toujours en deçà. Alors, je crois que l’objectif de la justice c’est qu’elle participe à un processus de paix. Alors, la paix, c’est simplement une cohabitation sans violence. Alors, de là à ce que les gens puissent se réconcilier, puissent retisser des liens, ça c’est leur liberté personnelle et on peut comprendre que pour certaines victimes, c’est au-dessus de leurs forces. Pour certains auteurs condamnés, peut-être qu’ils sont toujours dans un processus de déni où c’est impossible évidemment de rétablir les liens. Mais le rôle de l’autorité, et notamment, la justice y participe, c’est avant tout de rétablir la paix, Dieu sait, mettre fin à la violence, empêcher de nouvelles violences c’est essentiel !
Paul Germain
Alors le génocide, on le sait, il a été organisé, il a été planifié par les gens qui étaient au pouvoir en 94. Euh... Est-ce que... d’une certaine manière, on peut reconnaître des circonstances atténuantes aux bourreaux ? Et d’ailleurs, une des questions que vous vous posez dans ce livre, c’est : « Qu’aurait-on fait à leur place ? »
Damien Vandermeersch
Alors, la question est évidemment un peu insidieuse parce que la réponse, « Que devrions-nous faire à leur place ? », ben, c’est ne pas tuer des hommes, des femmes, des enfants sans défense parce que, n’oublions pas, c’étaient pas des gens qui s’entretuaient, c’étaient des gens qui tuaient d’autres. Et donc, de ce point de vue là, je pense qu’il faut être conscient qu’y a... et ça a été la démarche des logiques individuelles... y a un contexte assez extraordinaire. Bon, le premier procès en Belgique, ben, concernait un ancien Premier ministre, un prof d’université – moi, je suis moi-même prof d’université – et deux religieuses. A priori des personnes qu’on n’attendait pas sur le banc des accusés d’une Cour d’assises !
Paul Germain
Des gens qui avaient tué ou qui avaient protégé des génocidaires ?
Damien Vandermeersch
Ou qui... non... qui avaient participé, mais à différents niveaux parce qu’évidemment, y a des gens qui n’ont pas de sang sur les mains, mais s’ils sont à un autre degré de pouvoir, il est important évidemment de les poursuivre.
Paul Germain
Et c’était à nous, en Belgique, à mener de tels procès ?
Damien Vandermeersch
Alors ça, c’était évidemment une question qui a été directement posée. Il faut savoir qu’on a reçu des demandes d’extradition du Rwanda par rapport à ces personnes. Il y avait également le Tribunal pénal international qui a pris d’ailleurs certains de nos dossiers. Mais, à partir du moment où nous n’avions pas le cadre légal pour pouvoir les extrader vers le Rwanda, soit on les jugeait en Belgique, soit on servait de terre d’asile à l’impunité pour ces personnes.
Paul Germain
Alors, je vous arrête parce que vous le voyez, des petits parasites qui apparaissent ici et derrière ces parasites, quelqu’un qui va vous poser une question. On regarde !
Colette Braeckman
Je me présente, donc Colette Braeckman, je suis journaliste au Soir, j’ai beaucoup voyagé au Rwanda et une question que je vous pose, Damien Vandermeersch, c’est : « Dans une situation de folie collective et surtout d’obéissance aveugle et obligatoire à des ordres venus d’en haut, est-ce que des individus avaient la possibilité de s’opposer à ces ordres ? Et si oui, l’ont-ils fait ? Ont-ils été sanctionnés, peut-être de mort sur le moment même ? Et après, ces Justes du Rwanda ont-ils été récompensés et reconnus comme tels ? »
Paul Germain
Réponse ?
Damien Vandermeersch
Oh, question, question... oui, question importante ! Je pense vraiment que dans un tel contexte, le contexte est très important, très prégnant. Maintenant, il faut savoir, comme vous l’avez dit, c’est que ce n’est pas venu en un jour, et donc des gens se sont opposés dès la première... dès la première heure. Non seulement des Tutsis, mais également des Hutus. Ceux qu’on appelait les Hutus de l’opposition, les Hutus modérés et donc y a beaucoup de Hutus qui se sont opposés et qui... dont beaucoup l’ont payé de leur mort. Moi, je dis toujours, attention, c’est un génocide des Tutsis, mais il y a aussi des Hutus qui ont payé... qui ont payé leur opposition de leur vie parce qu’ils protégeaient... parce qu’ils n’étaient pas d’accord de rentrer dans cette logique. Donc, je pense qu’il était possible d’échapper à cette logique, ce n’était sûrement pas facile, et donc c’est pour... c’est la raison pour laquelle, il faut évidemment s’interroger... c’est surtout au moment où on est au cœur de la tourmente que les choix sont difficiles, mais je pense qu’il y a des choix à faire, des choix évidemment qui sont vitaux, rappelons-le pour les victimes !
Paul Germain
Alors, dans votre livre, vous faites aussi le procès des Nations Unies, de la Belgique, de la France qui ont contribué à l’accomplissement du génocide.
Damien Vandermeersch
Alors, je pense, en tout cas... Bon, prenons l’exemple de la Belgique : on a laissé le terrain libre aux tueurs. Et ça, ça a été une décision tragique puisque la...
Paul Germain
Il faut rappeler qu’il y avait une force des Nations Unies sur place, que dix Casques bleus belges ont été tués et que la décision a été prise de rapatrier tous les Belges...
Damien Vandermeersch
Voilà ! Et le contingent belge constituait la colonne vertébrale des forces des Nations Unies et donc, qu’est-ce qui s’est passé ? C’est que cette force de maintien de la paix, sur lequel (laquelle) comptaient les Rwandais aussi pour maintenir la paix, au moment où ça... où ça tourne, au moment où y a la guerre, mais au moment surtout où y a, à côté de la guerre, le génocide, et bien ils se retirent. Et là, pour les victimes, on peut comprendre le sentiment de cette décision, non seulement les tueurs ont eu le sentiment qu’on leur laissait le champ libre, il n’y avait plus de témoins gênants, et surtout les victimes qui étaient restées, se croyant protégées, se sont senties quelque part trahies.
Paul Germain
Question d’un internaute, Lionel Leblanc de Poitiers : « Ce sont des spécialistes qui le disent : on retrouve les ingrédients d’un génocide en devenir en Centrafrique. Et que voit-on ? À part la France, l’Europe se croise les bras. A-t-on retenu la leçon du Rwanda ? »
Damien Vandermeersch
Alors, c’est la raison pour laquelle j’ai, j’ai… j’ai pris la plume. Bon, vous savez, derrière le juge, y a l’homme et on dit « Plus jamais cela. » Et on voit malheureusement que ça se répète ailleurs. Alors, je pense qu’il est important d’identifier les logiques collectives, mais aussi les comportements individuels parce que on ne peut pas..., euh, c’est d’abord la responsabilité pénale, ce sont les comportements individuels, mais y a aussi les logiques collectives. Alors, effectivement, on sent, on sait qu’y a des logiques qui se développent et celles-là, effectivement, si on les laisse se développer, on crée ce contexte propice. Alors, intervenir, pas intervenir ? C’est des décisions... Reconnaissons que les situations ne sont pas simples non plus. La situation de la Syrie actuelle est un bel exemple. On est intervenus en Lybie, on n’est pas intervenus en Syrie. Mais, y a un critère qui doit rester, c’est effectivement ne jamais tolérer ces situations où on s’en prend finalement à des civils, à des femmes, des enfants, des innocents qui ne se défendent même pas, hein ? Donc... quelque part on s’en prend à des… à des personnes pas pour ce qu’elles ont fait, ni même nécessairement pour ce qu’elles pensent, mais pour ce qu’elles sont. C’est ça le génocide, hein ? C’est de s’en prendre... Alors effectivement, la question de l’intervention, ben là, on a aussi envie de dire c’est aussi un questionnement par rapport aux Nations Unies parce que qui est légitimé, avant tout, d’intervenir de façon efficace et pour le Rwanda, ils étaient là normalement, et ils auraient dû rester et empêcher cela. Ils se sont malheureusement retirés. Moi, je pense que la bannière des Nations Unies reste quand même la bannière qui devrait pouvoir intervenir, mais alors on sait que c’est lent, qu’il y a des résistances, qu’il y a euh... qu’il y a le droit de véto donc ce n’est pas simple !
Paul Germain
Damien Vandermeersch, merci d’être venu au Bar de l’Europe ! Je ne sais pas si ça va suffire à étancher votre...
Damien Vandermeersch
Mais volontiers je vais boire un petit coup !
Paul Germain
... soif de justice !