Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Pas de négativité, pas de pessimisme, les opportunités du Brexit sont immenses [1]. Il n’est pas le seul à dire ceci. Rishi Sunak, peut-être avec un petit peu moins d’enthousiasme, l’actuel Premier ministre du Royaume-Uni, dit sensiblement la même chose. Que leur dites-vous ?
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Ce que j’ai dit à Londres où j’ai fait beaucoup de rencontres, beaucoup de réponses à des questions de la presse à l’occasion de la sortie de mon livre en anglais, c’est ceci : le Royaume-Uni connaît de grandes difficultés, un taux d’inflation considérable, où il y a beaucoup de misère, beaucoup de difficultés. De toutes ces difficultés, on ne peut pas se réjouir [2], comme d’ailleurs les Anglais ne peuvent pas se réjouir des difficultés que nous avons de notre côté. Nous avons besoin des deux côtés de stabilité, de respect parce qu’il faut travailler ensemble. Je peux y revenir si vous le voulez, il y a tellement de sujets sur lesquels on doit coopérer. Mon deuxième point est de dire : toutes les difficultés actuelles du Royaume-Uni, elles sont très nombreuses, il y a une colère sociale, beaucoup de problèmes économiques. Toutes ces difficultés ne sont pas dues au Brexit, il y a d’autres raisons : les erreurs du Parti conservateur, les difficultés structurelles du Royaume-Uni. Troisièmement, toutes ces difficultés sont plus graves à cause du Brexit et ces difficultés-là ont été sous-estimées ou mal expliquées ou niées par Monsieur Johnson qui est un personnage très baroque ou par le Premier ministre actuel qui est moins baroque, Monsieur Sunak. Ils ont nié, ils n’ont pas expliqué au moment du référendum [3], ils ont nié depuis les difficultés qui consistent à sortir du Royaume-Uni…
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Mais ce que dit…
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
… à sortir du Marché unique [4], pardon. Le Royaume-Uni est sorti du Marché unique, il n’en a pas bien mesuré toutes les conséquences.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Mais ce que dit Boris Johnson, ce que dit Rishi Sunak, ce que disent aussi, encore aujourd’hui, des Britanniques qui ont voté pour le Brexit et qui croient encore au Brexit, c’est : dans quelques années, dans une dizaine d’années, cela va offrir des opportunités immenses au Royaume-Uni et nous avons eu raison d’aller dans cette voie-là.
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Oh je pense qu’ils se trompent mais je souhaite le meilleur au Royaume-Uni. Franchement j’ai toujours négocié pendant quatre ans et demi au nom des pays européens, au nom du Conseil, du Parlement et de la Commission, avec beaucoup de respect et même d’admiration pour ce pays. Je n’oublie pas ce que nous lui devons, notamment durant la Deuxième Guerre mondiale, je n’oublie pas la qualité de ses hommes politiques à commencer par Winston Churchill, la qualité de sa culture, sa capacité d’exportation, son ingéniosité économique, mais je pense que le Brexit est un lose lose game, tout le monde perd et je pense qu’il n’y a aucune valeur ajoutée. Vous savez, j’ai discuté avec beaucoup de Britanniques depuis cinq ans…
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Que vous disent-ils alors ?
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
… et j’ai essayé de leur dire où est qu’elle est la valeur ajoutée du Brexit et aucun d’entre eux, ils peuvent toujours parler de potentiel, de perspectives comme ce que raconte Johnson, mais personne, pas même Monsieur Farage [5] qui est venu un jour dans mon bureau, n’a été capable de me dire, voilà la valeur ajoutée du Brexit, voilà la valeur ajoutée d’être sortis de l’Union douanière [6] et du Marché unique.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Nigel Farage, autre partisan du Brexit.
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Vous savez juste, juste pour bien faire comprendre à ceux qui nous écoutent, que c’est la première fois depuis soixante ans qu’on négocie un accord de commerce avec un pays-tiers, c’est ce que j’ai fait au nom de l’Union, non pas pour fluidifier les échanges, faciliter les échanges de normes et le commerce mais pour créer de nouvelles barrières qui n’existaient pas avant. C’est ça le Brexit et donc ces barrières, elles existent aujourd’hui, elles gênent les échanges et elles provoquent des conséquences économiques.
Philippe Ricard, journaliste auprès du quotidien Le Monde
Et étant donné toutes les difficultés actuelles du Royaume-Uni, vous avez le sentiment que le débat a évolué par rapport à l’Union européenne, que certains regrettent massivement ou pas ?
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
C’est ce que je vois dans les sondages qui ont été publiés cette semaine, à l’occasion de ce troisième anniversaire qui n’est pas un moment de nostalgie, qui est un moment où on met les choses à plat et on regarde l’avenir, mais c’est que partout, dans toutes les circonscriptions britanniques, le vote a changé, sauf trois circonscriptions, je crois, la majorité maintenant est celle qui regrette le Brexit. Mais…
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Et deux tiers des Britanniques souhaiteraient un nouveau référendum, ça, c’est un sondage qui date du début du mois de janvier.
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Oui, ça, mais encore une fois, c’est le choix des Britanniques. Ça a été leur choix, une majorité de 52 % de voter le Brexit, ça serait leur choix de revenir. La porte est ouverte et nous n’allons pas nous mêler de politique. Simplement, ce que j’ai mis dans mon livre, le premier chapitre, ça s’appelle un avertissement, c’est qu’il faut faire attention et comprendre pourquoi 52 % des Britanniques ont voté contre Bruxelles, contre l’Europe parce qu’il y a des raisons qui existent aussi chez nous. Et je pense qu’un événement improbable comme le Brexit qui s’est produit doit donner, nous inspirer de la prudence parce qu’il y a aussi des événements improbables chez nous qui peuvent se produire. Donc, tirons les leçons : pourquoi il y a eu cette colère sociale ? Je trouve, ce que j’ai dit aux Britanniques, l’Europe que vous avez quittée n’est plus la même, elle a commencé de changer et ce n’est pas fini. Il faut qu’on soit moins naïfs, qu’on soit capables d’investir ensemble, de protéger nos frontières. Tirer les leçons.
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Justement, on a beaucoup parlé, on vient de parler des leçons que pourraient tirer ou que tirent les Britanniques, est-ce que les Européens ont suffisamment réfléchi, selon vous, aux raisons qui ont poussé les Britanniques à sortir de l’Union européenne et est-ce que les Européens ont déjà commencé à tirer les conclusions de cela ?
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
C’est exactement ce que je viens de dire et ce n’est pas à moi de tirer les leçons pour les Britanniques, en revanche j’ai ma part de responsabilité pour dire, nous devons tirer les leçons. La Commission européenne, le Conseil, le Parlement a commencé à tirer des leçons : nous sommes moins naïfs dans nos échanges commerciaux, nous devrions répondre plus fortement aux mesures protectionnistes américaines qui peuvent détruire notre industrie, nous devons être absolument rigoureux et organisés pour défendre nos frontières, pour protéger nos frontières et mieux les contrôler avec cette force de 10 000 postes de douaniers qu’on est en train de créer, avoir une taxe carbone qui vient d’être créée pour éviter là encore de la naïveté et mettre nos entreprises, nos agriculteurs en situation de difficulté par rapport à la concurrence. Donc il y a un mouvement qui s’est produit et il faut l’accélérer. L’exemple le plus grand est lié à la crise du COVID, c’est quand même la capacité, pour la première fois, que les Européens ont eue d’emprunter ensemble 750 milliards d’euros, 750 milliards pour investir ensemble. Et donc voilà, il y a encore des leçons et notamment, ce que j’ai pu faire comme commissaire européen, avant le Brexit, c’était de reconstruire une architecture de régulation parce que je pense que l’Europe a fait la faute depuis 40 ans d’être trop ultra-libérale, de trop déréguler, de désarmer. C’était une des raisons de la sévérité de la crise financière. Là aussi, nous avons tiré les leçons.
Philippe Ricard, journaliste auprès du quotidien Le Monde
Et concernant les relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, vous pensez que le départ de Boris Johnson change beaucoup de choses ? Vous disiez que Monsieur Sunak, le nouveau Premier ministre, était moins baroque. Qu’est-ce que ça veut dire ? Et qu’est-ce que vous attendez de lui ?
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Nous attendons de lui : 1. Qu’il respecte la signature britannique en Irlande du Nord [7].
Philippe Ricard, journaliste auprès du quotidien Le Monde
C’est toujours pas le cas.
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
C’est toujours pas le cas mais il y a une discussion qui est en cours et je pense qu’il y a un chemin pour trouver une solution pragmatique…
Antoine Genton, journaliste à TV5MONDE
Une discussion constructive, disait cette semaine la Commission européenne.
Michel Barnier, homme politique français, ancien négociateur en chef du Brexit pour l'UE
Oui, je le souhaite, je le pense. Il y a pour la première fois une bonne volonté des deux côtés pour prendre ses responsabilités. Ce qui n’était pas le cas de Johnson qui niait sa propre signature alors qu’il avait négocié lui-même le traité, ligne par ligne. J’ai trouvé ça insensé. Bon, Monsieur Sunak paraît dans une meilleure disposition, je pense qu’on peut trouver un accord. Ça, c’est la première précondition. Ne plus faire de mauvaises querelles sur la pêche, comme les Britanniques ont voulu le faire pendant trois ans, et puis regarder l’avenir. Je crois que c’est Angela Merkel qui disait : « L’avenir de l’Europe est plus important que le Brexit. » Je pense aussi ça. On a — je le dis à nos auditeurs qui regardent le monde tel qu’il est et qui vivent dans ce monde — tellement de raisons de coopérer : le changement climatique, la guerre ou la paix en Europe avec l’Ukraine, la lutte contre le terrorisme, la pauvreté en Afrique qui provoque des migrations qui vont s’accroître si on ne réagit pas, la capacité d’être libres et indépendants par rapport aux grandes sociétés multinationales de la finance qui ne respectent rien ni personne ou des grandes entreprises numériques. Comment on se défend ? Comment on se protège, comment on est indépendants, comment on préserve nos intérêts et nos valeurs ? Si on est tout seuls, chacun dans notre coin, on est foutus, voilà ce que je pense. On est condamnés à être sous-traitants et sous influence des Chinois et des Américains.
[1] Antoine Genton reprend ici une déclaration de Boris Johnson diffusée juste avant cet extrait.
[2] On entend : « Toutes ces difficultés, on ne peut pas s’en réjouir. »
[3] Le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne a eu lieu le 23 juin 2016. À la question « le Royaume-Uni doit-il rester un membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? », 51,89 % des Britanniques ont répondu « Quitter l’Union européenne ». (D’après Wikipédia)
[4] C’est un marché intérieur unique, sans frontières entre les différents États membres. Il assure la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. En supprimant les obstacles techniques, juridiques et bureaucratiques, il permet à chaque citoyen d’étudier, de vivre, de faire ses achats, de travailler, de faire du commerce et des affaires librement. ou de prendre sa retraite dans n’importe quel pays de l’UE, ainsi que de profiter de produits provenant de toute l’Europe. Marché unique (europa.eu)
[5] Homme politique britannique de droite souverainiste, député européen, eurosceptique, il fut à l’origine du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). Il se révéla un fervent partisan de l'organisation d'un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne.
[6] L’Union douanière de l’Union européenne est constituée des États membres de l’Union et de quatre de ses pays voisins (Andorre, Monaco, Saint-Marin et Turquie). Elle implique que les autorités douanières travaillent ensemble comme si elles ne formaient qu’une seule entité. Elles appliquent les mêmes droits de douane aux marchandises provenant de l’extérieur de l’UE mais aucun droit en interne. Douanes (europa.eu)
[7] Il s’agit du protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord, la partie de l'accord sur le retrait du Royaume-Uni qui veille à éviter la mise en place d'une frontière physique sur l'île d'Irlande après le 31 janvier 2020, date à laquelle le Royaume-Uni est officiellement sorti de l'UE. Le protocole assure l'alignement sur les règles de l'UE de l'Irlande du Nord, qui continue de faire partie du territoire douanier du Royaume-Uni et est soumise à un ensemble limité de règles de l'UE relatives au marché unique des marchandises et à l'Union douanière. Les autorités du Royaume-Uni sont responsables de la mise en œuvre et de l'application des règles de l’UE qui dispose de mécanismes appropriés pour la surveillance et l'exécution. Ce système garantit l'absence de vérifications et de contrôles entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande, évitant ainsi la mise en place d'une frontière physique et assurant la libre circulation des marchandises sur l’île. Face aux difficultés de mise en application du protocole, la Commission a proposé une série de dispositions en octobre 2021 afin de faciliter davantage la circulation de marchandises de Grande-Bretagne à l’Irlande du Nord. https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-relations-with-the-united-kingdom/the-eu-uk-withdrawal-agreement/the-protocol-on-ireland-and-northern-ireland-explained/