Denise Époté, journaliste
Alors comme des milliers de Burundais, vous avez pris la route de l’exil, avec des étapes pour vous au Kenya et puis au Rwanda, mais pourquoi le Canada alors que vous avez vécu en Belgique et en France ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Oui, alors je suis d’abord allée au Rwanda qui est le pays le plus proche. Ça, c’était simplement parce que, c’est souvent ce qui se passe pour un réfugié, on se réfugie où on peut, et ensuite j’ai bougé vers le Kenya où j’avais des liens et où j’ai étudié également, et puis le Canada parce que j’avais de la famille, au départ quand je suis venue mais je ne pensais pas du tout y rester. Moi j’ai toujours voulu, j’ai bien… j’ai vécu ailleurs en dehors de mon pays mais j’ai toujours voulu vivre dans mon pays et je suis toujours rentrée. Donc lorsque je suis venue, c’était pour une visite familiale et malheureusement les menaces qui existaient et les conditions qui existaient au Burundi à ce moment-là ont fait en sorte que c’était impossible pour moi de rentrer. J’ai toujours rêvé de continuer ma vie et de m’épanouir et de contribuer à mon pays ou à l’Afrique, donc j’avais jamais imaginé faire ma vie adulte en Occident. Et bon, je suis effectivement née en Belgique mais je n’ai pas plus d’attaches, j’ai fait mes études en France, une partie, mais voilà. Mon envie avait toujours été de continuer ma vie, de m’épanouir, d’élever mes enfants dans mon propre pays donc c’était un petit peu, c’est un accident du destin qui fait en sorte que je me retrouve aujourd’hui ici au Canada.
Denise Époté, journaliste
Mais un accident que vous ne regrettez pas ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Non, je regrette le départ, le départ, l’exil, je le regrette. L’exil est toujours une déchirure épouvantable, c’est toujours une déchirure. J’aurais aimé que ce soit un choix. Hélas, ce ne l’est pas. Maintenant, je suis ici et il faut reconstruire sa vie, c’est ce que je fais pour moi, pour mes enfants, pour mon pays et je suis convaincue qu’en fait on peut… maintenant avec le recul, cinq ans plus tard, je me rends compte qu’on peut reconstruire, on peut se reconstruire et reconstruire son pays à partir de là où on est. Et c’est ce que je fais, j’essaye de continuer mon combat qui a toujours été celui pour une société plus juste, ici même, donc, où je suis, parce qu’il existe des inégalités, il existe des injustices profondes ici également et non seulement au Canada mais partout dans le monde et je pense que mon parcours en fait peut aider, pas uniquement à résoudre mais peut contribuer, en fait, à trouver des solutions. Et donc j’ai l’ambition de faire partie de ces Africains et ces Africaines qui réparent le monde à leur manière, en fait qui puisent dans leurs propres déchirures et leurs propres difficultés pour pouvoir apporter des solutions durables au monde.
Denise Époté, journaliste
Avant d’être reconnue comme réfugiée au Canada, vous avez dû accepter d’être apatride. Comment vous avez vécu ce renoncement à une partie de votre histoire ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Oh, c’est terrible, Denise. Je le souhaite à personne. Devoir rendre son passeport et dire qu’on n’a plus, en fait… Se rendre compte qu’on n’a plus d’État qui… On n’est plus de chez soi, on n’a plus cette identité-là. C’est un moment grave, c’est un moment, je le dis toujours, j’ai vécu comme un deuil, un deuil d’une personne très chère. Et c’est quelque chose qui ne devrait être vécu par personne. Maintenant, avec le temps, ce que ça m’a appris personnellement, c’est que nous sommes aussi des citoyens du monde et des citoyennes du monde. Et que donc, je suis burundaise avec mon passeport ou pas, je suis burundaise que l’État burundais le reconnaisse ou pas, veuille de moi au pas, je reste profondément burundaise. Et que voilà, le Burundi n’appartient pas à ses dirigeants. Un pays, c’est un peuple, c’est une histoire ; un pays, c’est une relation personnelle et intime avec soi-même. Et ça, personne ne peut me l’ôter et ça continue d’être ma conviction et ma manière de me mouvoir dans le monde et d’avancer dans le monde.
Denise Époté, journaliste
Avant d’être reconnue par le Canada, il y a eu un long chemin parsemé d’écueils. Quelles leçons vous en avez tirées ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Oui, c’est un moment très difficile et c’est une expérience que vivent tous les réfugiés, toutes les personnes réfugiées, en fait. C’est-à-dire, vous arrivez dans un pays, vous avez tout laissé derrière vous, tout ce que vous connaissez, tout ce que vous possédez, toutes vos attaches, tous vos repères. Et lorsque vous arrivez dans ce nouveau pays, on vous réduit à un mot : « réfugié », une étiquette qui efface tout ce que vous êtes et vous devez, en fait, vous prouver continuellement et vous redéfinir, réclamer votre identité et qui vous êtes. C’était un parcours douloureux qui m’a appris la résilience, en fait, la force que portent toutes les populations réfugiées, et particulièrement les peuples africains, une capacité d’adaptation incroyable pour pouvoir reprendre sa vie dans un pays complètement étranger. Ça requiert une intelligence très fine, ça requiert un courage quotidien, ça requiert une compréhension, une sensibilité à l’autre, en fait. Pour pouvoir vous adapter, vous devez être sensible à ce que l’autre est et ça demande une retenue extraordinaire face à toutes ces difficultés et ce sont des choses qui m’ont forgée, qui ont forgé mes enfants et qui nous forgent tous. Et qui font en sorte, en fait, que nous sommes extrêmement riches dans ces sociétés-là. Et ce que nous apportons est puissant et fort, nous avons énormément de choses à apprendre, je pense, aux sociétés qui nous accueillent et c’est absolument mon intention de le faire. C’est ce que je fais déjà dans ce nouveau poste que j’assume. J’apporte toute cette richesse et toute cette expérience-là avec moi et elle m’informe, elle me guide, elle fait partie de mon expertise.
Denise Époté, journaliste
Et c’est comme ça que vous accompagnerez mieux les personnes qui comme vous ont été confrontées au racisme et au plafond de verre ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Absolument, absolument, c’est-à-dire que cela forge ma manière de comprendre les inégalités ici au Canada, ça informe toutes mes relations avec les dirigeants canadiens à qui je fais face, lorsque nous parlons de politiques pour les réfugiés, j’en parle en tant que réfugiée moi-même, en tant que femme en plus réfugiée qui a vécu cela avec une double douleur ou une double difficulté, celle d’être à la fois femme et à la fois réfugiée. Donc, cela informe toutes les décisions que je prends, et toutes les interactions que j’ai avec le gouvernement canadien, avec les acteurs qui prennent des décisions, parce qu’en fait on se rend compte, je me rends compte constamment, c’est que les personnes qui prennent les décisions par rapport à ces questions-là, n’ont jamais eu cette expérience, ne savent pas ce que c’est que d’être sans-abri, que d’avoir quitté, que d’être forcés de quitter chez soi, donc ne connaissent pas les besoins et donc les réponses qu’ils apportent ne sont pas nécessairement adaptées. Et c’est pour ça qu’il est fondamental d’avoir des personnes qui ont un vécu comme le mien dans des postes de décision, parce que justement nous savons de quoi nous parlons et nous pouvons apporter des solutions pratiques, efficaces, durables, c’est absolument fondamental.
Denise Époté, journaliste
Dernière question Ketty, avec le recul, pour vos filles et pour vous-même, après ces cinq années de galère, c’est enfin le début du conte de fées ?
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Je dirais que c’était pas de la galère, c’étaient des situations difficiles qui nous ont forgées, mais c’était un apprentissage à la vie. Mes filles, je suis très fière de la manière dont mes filles se sont tenues et portées durant ces années-là. Nous avons énormément appris ensemble. Et aujourd’hui, je ne dirais pas que c’est un conte de fées, je dirais que c’est une autre page de notre vie qui s’ouvre. Le conte de fées, ce serait de pouvoir rentrer chez nous et pour elles d’être épanouies et de vivre dans un pays où elles se sentent vraiment elles-mêmes, où elles parlent leur langue, ça, ce serait le conte de fées. Et comme je crois quand même, je pense que cela arrivera un jour. Mais je suis heureuse qu’elles puissent voir un petit peu le cheminement de leur maman et qu’elles puissent voir qu’en fait c’est une société où elles ont un droit à la parole, un droit à exister, un droit à s’épanouir, absolument, et j’ai hâte de voir ce qu’elles vont devenir également, mais pas seulement mes filles, mais toutes les petites filles réfugiées ici au Canada. Donc, je crois que c’est aussi un message puissant, à toutes les personnes qui sont arrivées ici et à qui on a dit de gérer leurs ambitions, à qui on a fait croire qu’elles ne seraient pas capables d’arriver loin, j’espère que ceci leur dit haut et fort que oui, elles sont capables de tout et que la force est déjà en elles, que l’intelligence est déjà en elles et qu’il s’agit simplement de la déployer et qu’elles soient reconnues dans cette société.
Denise Époté, journaliste
Merci Ketty Nivyabandi.
Ketty Nivyabandi, secrétaire générale de la section canadienne de l’ONG Amnesty International
Merci à vous Denise.