Cédrinne Vergain, présentatrice de l’émission
Mahnaz Shirali, bonjour.
Mahnaz Shirali, sociologue et politiste iranienne
Bonjour.
Cédrinne Vergain, présentatrice de l’émission
Alors vous êtes sociologue, politiste, spécialiste de l’Iran. Vous êtes l’auteure d’un livre Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné, paru en 2021. Alors, au cours de ces vingt dernières années, il y a déjà eu de nombreux mouvements de protestation en Iran. En quoi, cette fois-ci, le mouvement est différent ?
Mahnaz Shirali, sociologue et politiste iranienne
Il y a plusieurs dimensions qui différencient ce mouvement. D’abord par son ampleur et sa pérennité, ensuite par la solidarité immense que les hommes ont manifesté envers les femmes, mais la chose la plus étonnante qu’on peut constater dans ce mouvement, c’est sa dimension anti-religieuse. Ce sont les jeunes qui sont dans la rue, qui sont contre le régime islamique [1] évidemment, contre les lois islamiques évidemment, mais en même temps, ils se prononcent contre la religion elle-même, ils disent : « à bas l’islam ». C’est ça qui est très étonnant, c’est la première fois dans l’histoire de ce pays.
Cédrinne Vergain, présentatrice de l’émission
Et on le voit, dans toutes les images, toutes ces vidéos qu’on voit sur les réseaux sociaux, les manifestants sont extrêmement jeunes, parfois quinze ans, seize ans, de quinze à vingt ans, et ces jeunes sont soutenus par leurs parents.
Mahnaz Shirali, sociologue et politiste iranienne
Oui, ce sont les petits-enfants de la République islamique, ce sont les enfants qui sont nés sous la République islamique mais leurs parents aussi. Et donc, deux générations d’enfants de la République islamique, on arrive à cette haine immense que les jeunes d’aujourd’hui ont envers la République islamique. Ils ne veulent plus ce régime qui les méprisent, qui les violentent et qui répriment leurs libertés. Donc ils sont là, maintenant ils sont en train de jouer avec le feu, ils mettent leur vie en danger. Ils sont très, très jeunes mais la seule chose qu’ils veulent, c’est se libérer des contraintes qu’on leur a imposées au nom de l’islam, au nom de la religion. Ils veulent avoir une vie libre, ils veulent avoir la démocratie.
Cédrinne Vergain, présentatrice de l’émission
Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans ce mouvement ?
Mahnaz Shirali, sociologue et politiste iranienne
Ce sont les jeunes qui ont été élevés dans les réseaux sociaux, ils ont grandi devant l’écran de leur ordinateur, de leur smartphone et donc ils ont vu comment vivent les jeunes dans les autres pays. Du coup, ils ont intériorisé les valeurs qui sont un peu mondiales, les valeurs des autres jeunes partout dans le monde : la liberté, la joie, la joie de vivre et ils souffrent parce que dans leur propre pays, cela n’existe pas. Ils n’ont pas un pays libre, ils n’ont pas d’avenir, l’économie du pays est complètement paralysée, donc ces jeunes, ils n’ont pas d’avenir, ces jeunes n’arrivent pas à se faire intégrer dans la société, la société est en chaos, est en crise totale et ils voient qu’ailleurs la vie est normale, la vie est belle et ils souffrent d’autant plus qu’ils sont au courant de ce qui se passe dans les autres pays du monde. Du coup, ils veulent vivre comme eux, ils veulent vivre comme les autres jeunes et c’est tout à fait leur droit.
Cédrinne Vergain, présentatrice de l’émission
Alors pourquoi maintenant, qu’est-ce qui a déclenché profondément ce mouvement ?
Mahnaz Shirali, sociologue et politiste iranienne
Ça fait très très longtemps que la société iranienne est mécontente [2]. Ça fait très longtemps que les Iraniens ne comprennent pas la diplomatie belliqueuse des dirigeants de leur pays et ça fait très longtemps que les ayatollahs [3] sont vraiment détestés des Iraniens. Il faut le dire. Ce qui étonne les gens, ce qui étonnait les observateurs qui voyaient la situation iranienne, c’était plutôt le silence de la société. On se demandait : comment les Iraniens qui sont si contre, qui sont si fâchés, qui sont si mécontents de leurs dirigeants peuvent rester silencieux et ne rien dire. La mort de Masha Amini [4], la jeune fille kurde de vingt-deux ans, a réveillé une rage qui était déjà dans la société et on voit que depuis, la société iranienne ne décolère pas [5] parce que c’est une colère beaucoup plus profonde, beaucoup plus importante qui était déjà dans la société. La mort de Masha de vingt-deux ans, la jeune femme de vingt-deux ans, c’était vraiment une étincelle qui a fait exploser toute la société.
[1] Il s’agit du régime politique mis en place en Iran en 1979, par le chef religieux chiite l'ayatollah Khomeiny, au lendemain de la Révolution qui venait de chasser le monarque Muhammad Reza Pahlavi. L’Iran devient alors une République islamique soumise à la charia (loi islamique) où le pouvoir repose sur l’autorité du clergé et des milices militaires. Ce régime, toujours en place, s'efforce alors de supprimer toutes traces d'occidentalisation de la société et de libéralisation des mœurs. Il se caractérise par la négation de certaines libertés individuelles (liberté de religion, d’expression, etc.), le recul de la condition féminine. Il contrôle l’économie, développe un programme nucléaire qui l’isole sur le plan diplomatique en dépit de quelques ouvertures sur le monde (sport, cinéma, tourisme) selon le profil de ses dirigeants.
[2] On entend : « Ça faisait très très longtemps que la société iranienne est mécontente. »
[3] Titre honorifique donné aux principaux chefs religieux de l'islam chiite. En Iran, les ayatollahs occupent les postes les plus élevés sur les plans religieux et politique.
[4] Il s’agit d’une jeune femme d’origine kurde, décédée le 16 septembre 2022 à Téhéran, trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés », son voile - dont le port est obligatoire - laissant passer quelques mèches de cheveux.
[5] On entend : « on voit que depuis, la société iranienne ne se décolère pas. » Le verbe décolérer n’existe pas sous une forme pronominale. Il signifie cesser d’être en colère.