Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo Éric Sadin, dans votre ouvrage, vous expliquez comment les progrès technologiques, comment l’internet, les smartphones font en fait de chacun de nous, en fait, une sorte de tout-puissant, un être finalement tyran qui d’un clic va décider de choisir, commander quelque chose, ou refuser quelque chose (une amitié ou autre), des gens repliés, c’est ce que vous expliquez sur leur subjectivité, leur intérêt…
Éric Sadin, écrivain et philosophe
Hum hum
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
… C’est ce cocktail qui entraîne la défiance vis-à-vis des autorités gouvernementales mais aussi vis-à-vis des sachants ?
Éric Sadin, écrivain et philosophe
Alors avant la crise du COVID, un grand nombre, depuis un certain nombre d’années, vit une expérience contraire : c’est-à-dire l’expérience d’une dépossession progressive, d’une inutilité de soi, d’invisibilité sociale, d’assister à l’aggravation des inégalités, reculs des services publics ; et en même temps, a été articulée, l’industrie du numérique a eu le grand génie de mettre à disposition des outils aux mains des individus leur permettant de s’exprimer et vu l’époque, depuis une dizaine d’années, de faire valoir leur rancœur, de faire valoir aussi leur propre récit. Donc c’est cette torsion, complexe et paradoxale, entre sentiment de dépossession et sentiment d’un surcroît de puissance qui fait qu’à la fois s’est opéré des liaisons entre un grand nombre d’individus et l’ordre social et ont pu se constituer, j’ai presque envie de dire qu’on n’est même plus dans l’ère de la post-vérité, on est dans l’ère de l’atomisation des croyances, c’est-à-dire que chacun aujourd’hui, s’est donné les moyens et a les moyens de constituer ses propres récits. Finalement, on peut dire une chose très très simplement : la foi, pour un très grand nombre, définitivement n’y est plus, donc c’est par des réseaux d’allégeance ou par la construction de ses propres récits que se constituent les subjectivités en s’appuyant sur ces technologies numériques personnelles.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Brigitte Noël, le FBI considère que ce mouvement Qanon représente une nouvelle menace terroriste. Est-ce c’est vraiment à prendre au sérieux ? Est-ce qu’on doit vraiment craindre des violences venant d’émules de QAnon ?
Brigitte Noël, journaliste à Radio-Canada
Les adeptes de QAnon vont vous dire que non. Ils prétendent faire partie d’un mouvement pacifiste, rassembleur. De ce qu’on constate dans notre enquête, sur le terrain, c’est vraiment souvent tout le contraire. Donc on voit que les gens qui croient à ce système de croyances deviennent isolés de leurs familles, se mettent à dos leurs proches. Ils peuvent devenir très en colère. On voit aussi, aux États-Unis, il y a déjà eu des actes de violence, donc deux meurtres commis par des adeptes de QAnon. Plus récemment, après les élections américaines, la police de Philadelphie a arrêté deux hommes armés qui – on le soupçonne – voulaient s’attaquer à un bureau de comptage de votes : ces deux hommes étaient au volant d’un camion avec des autocollants QAnon. Au Canada aussi, on a eu un événement, un homme qui est entré sur la propriété du Premier ministre, Justin Trudeau, encore une fois armé. On le sait que QAnon, c’est un mouvement, un système de croyances qui pousse les gens à vouloir réveiller les gens autour d’eux, ils veulent parler de leurs nouvelles découvertes avec leurs proches, leurs familles et ça crée des conflits, ça crée des tensions. Au Québec, on a parlé à plusieurs familles qui disaient que leur noyau familial est complètement éclaté par les croyances d’un de leurs proches, et ce sentiment d’oppression aussi peut causer une colère, une anxiété qui peut motiver ensuite un passage à l’acte.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Brigitte Noël, la défaite annoncée de Donald Trump, elle donne du grain à moudre à cette théorie du complot et à ce mouvement ?
Brigitte Noël, journaliste à Radio-Canada
Mais je pense qu’elle a causé une espèce de remise en question. C’est sûr qu’il y a certaines personnes qui ont décidé que c’était une promesse de trop de brisée. Parce qu’on le sait, Qanon depuis des années fait des prédictions qui ne se réalisent jamais. Alors pour certaines personnes, ça a été la fin, le désenchantement mais on voit que le mouvement s’est réinventé et ils disent maintenant que la défaite de Trump fait en fait partie du plan depuis le début et que c’est dans les prochains mois que tout cela va se jouer, que ce temps-là va permettre à Donald Trump de réellement défaire, démanteler l’État profond afin que le plan puisse se mettre en œuvre. Et donc, on voit que le mouvement a été banni de plusieurs grands réseaux sociaux : Facebook, Twitter. Alors on voit les gens maintenant se réfugier sur des plateformes russes, libertariennes pour continuer de discuter des prochaines étapes du plan et là, ça se fait à l’abri des regards : ce sont des plateformes moins surveillées qui permettent aux gens de dire à peu près n’importe quoi et donc, ça va être intéressant de suivre ça dans les prochains mois parce que sur ces plateformes-là, justement, et avec tout ce qui vient de se passer, il y a un risque potentiel de radicalisation accrue ?
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Éric Sadin, vous vouliez intervenir ?
Éric Sadin, écrivain et philosophe
Oui, nous payons les frais, à la fois, d’une irresponsabilité des plateformes depuis une dizaine d’années maintenant et puis d’une complaisance coupable de la société qui n’a pas suffisamment de législateurs, qui n’a pas suffisamment régulé. Pour ma part, je pense déjà qu’il serait temps de mettre en place des systèmes automatisés de signalement de dérives, de paroles illégales et de propos qui tombent sous le coup de la loi. Et puis, je crois que l’heure est au constat aussi, pas seulement à la dénonciation de ces mouvements car évidemment, ils sont le signe de dérives et de périls possibles. Je crois qu’il faut prendre la mesure de la désillusion contemporaine, du phénomène de saturation à l’égard d’un ordre général, politique et économique. Je crois que plus que jamais, il faut mettre en place des nouvelles modes, des nouvelles modalités démocratiques qui impliquent davantage les personnes, j’ai presque envie de dire une démocratie partout agissant dans le travail, partout là où nous œuvrons de façon à ce que nous nous impliquions davantage et que nous n’adoptions pas continuellement la posture passive et donc, dès qu’on n’est dans la passivité, on peut être dans la rancœur, et la vaine et continuelle dénonciation.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Merci beaucoup Éric Sadin, merci à Brigitte Noël aussi d’avoir été en duplex pour nous de Montréal. Merci à vous