Voix off C’est l’histoire d’un homme…
Dr Denis Mukwege, gynécologue congolais, militant des droits humains, prix Nobel de la paix 2018
Je m’appelle Denis Mukwege.
Voix off
… qui a mis sa vie au service d’une cause…
Dr Denis Mukwege
Fermer les yeux devant les drames, c’est être complice.
Voix off
… celle des femmes victimes de violences sexuelles en temps de guerre.
Dr Denis Mukwege
Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme, chaque mère violée, je l’identifie à ma mère, et chaque enfant violé, je l’identifie à mes enfants.
Voix off
Des enfants du Congo, comme vous, Denis Mukwege. Né à Bukavu, en 1955, vous auriez pu rester en France, où vous avez appris la gynécologie après des études de médecine au Burundi, mais vous ne renoncerez jamais à votre pays. Sur place en 1996, la guerre, déjà, vous chasse de l’hôpital que vous dirigez à Lemera. Vous fondez trois ans plus tard celui de Panzi. Vous souhaitez alors aider les mères à accoucher, avant que l’impensable ne frappe à votre porte.
Dr Denis Mukwege
Je soigne les femmes victimes de violences sexuelles, cette idée n’était jamais venue à l’esprit avant que je traite le premier cas.
Voix off
Pourtant l’impensable se répète et vous soignerez des dizaines de milliers de femmes victimes de viol, devenu arme de guerre. Autant de raisons qui vous poussent depuis vingt ans à interpeller le monde, au risque par le passé d’y perdre la vie, vous avez survécu à plusieurs tentatives d’assassinat.
Dr Denis Mukwege
Je n’ai plus de vie sociale, je vis à l’hôpital avec ma famille, je travaille à l’hôpital. Il y a eu d’autres menaces après, après cet attentat.
Voix off
Aujourd’hui votre engagement est reconnu, votre voix porte, les grands vous rendent visite, vous invitent, pendant que vous continuez d’opérer et réclamez toujours la fin de l’impunité pour les crimes contre l’humanité. Vous avez raison, Denis Mukwege, vous remettre des prix, cela ne suffit pas.
Dr Denis Mukwege
Je vous lance un appel urgent, de ne pas seulement me remettre le prix Nobel de la paix, mais de vous mettre debout, et de dire ensemble et à haute voix : la violence en République Démocratique du Congo, c’est assez ! Trop c’est trop, la paix maintenant ! Je vous remercie.
Françoise Joly, journaliste TV5Monde
Denis Mukwege, vous parliez avant cette question de la nécessité de la justice aujourd’hui. C’est ce que réclame cette femme et c’est le quatrième pilier de votre travail. Est-ce que vous trouvez que la justice, telle qu’elle est rendue dans les tribunaux, que ce soit dans les tribunaux nationaux ou au tribunal pénal international, qui est la justice internationale, est-ce qu’elle est à la hauteur aujourd’hui, est-ce que cette justice est rendue à ces femmes ? Je rappelle juste qu’il aura fallu attendre 2016 pour qu’il y ait un premier jugement qui soit prononcé sur cette thématique du viol comme arme de guerre. À la … au TPI, au tribunal pénal international.
Dr Denis Mukwege
Je pense que nous avons vraiment besoin des innovations en ce qui concerne la justice pénale, quand il s’agit de la question des viols comme arme de guerre. Je trouve aujourd’hui que les femmes qui brisent les silences et qui ont la capacité de pouvoir raconter leur histoire, nous avons besoin, nous communautés, de pouvoir répondre à leurs besoins. Et aujourd'hui, je considère que les femmes sont en même temps des témoins mais aussi des preuves par rapport à ce qui leur est arrivé. Mais il faut que la justice évolue dans le sens…
Françoise Joly
Mais alors est-ce qu’elle est à la hauteur, cette justice ?
Dr Denis Mukwege
Aujourd’hui, je crois que lorsqu’on exige aux femmes, victimes de violences sexuelles dans un conflit, d’apporter la preuve de ce qui leur est arrivé, vous comprendrez avec moi que c’est déjà très très difficile en période de paix aux femmes de pouvoir apporter…
Françoise Joly
Témoigner.
Dr Denis Mukwege
Apporter la preuve…
Françoise Joly
Apporter la preuve.
Dr Denis Mukwege
Apporter la preuve, si on leur demande de le faire pendant la période de conflit où la priorité c’est d’abord sauver sa vie, se protéger, protéger les enfants, c’est pas le moment que les femmes vont s’occuper à préserver les preuves, faire l’administration des preuves pour la justice. Elles ne pensent même pas à la justice à ce moment-là.
Maryline Baumard, journaliste Le Monde Afrique
Vous avez beaucoup travaillé justement dans ce processus vers le procès et vers le fait d’être capable de raconter, et vous, quand on écoute votre vocabulaire, vous osez dire les choses alors que vous travaillez sur l’indicible. C’est dans votre stratégie pour aller vers ce jugement et armer les femmes pour qu’elles puissent parler elles aussi, c’est quelque chose d’important de parler techniquement, médicalement, des blessures et des sévices qu’ont subis ces femmes ?
Dr Denis Mukwege
Une femme, j’ai beaucoup aimé quand on était au forum de Luxembourg, elle a dit : « ce qu’on ne dit pas ça n’existe pas ». Et je pense que c’est vrai. Il faut amener… d’abord nous, nous avons constaté dans notre pratique de tous les jours, c’est que les femmes, lorsqu’elles ne parlent pas de leurs souffrances, elles continuent à souffrir, elles s’enfoncent, mais lorsqu’elles prennent cette décision de pouvoir parler, c’est un pas vers la guérison. Et donc, il faut les aider à pouvoir faire ces pas vers la guérison en, tout simplement, en brisant le silence, et pouvoir considérer que ce n’est pas de leur faute, elles doivent briser le silence puisque celui qui devrait avoir honte par rapport à ce qui est arrivé, c’est l’agresseur, et pas, et pas la victime ou la survivante. Et je crois que ce processus, prendre cette décision déjà, c’est accepter qu’elles vont s’engager sur la voie de la guérison. Et donc, nous les aidons à pouvoir parler, parler pour permettre à ce qu’elles puissent entrer dans le processus de guérison.
Françoise Joly
Et d’ailleurs, à ce propos, j’aimerais que l’on écoute une de ces femmes qui, dans l’est du Congo, a témoigné, elle raconte ce qu’elle a subi. On écoute.
Siuzike, victime d’agression sexuelle comme arme de guerre en RDC
C’était aux environs de 18h, nous avons croisé des hommes armés. Ils étaient 12 et ils parlaient le kinyarwanda. Ils portaient en haut la tenue militaire et en bas la tenue civile. Ils nous ont emmenées dans la forêt, nous étions sept femmes. Une fois dans la forêt ils ont commencé à nous choisir, l’une après l’autre, avant de nous violer. Celles qui ont refusé d’être violées ont été tuées sur place, sous mes yeux. Moi, j’ai été violée par sept personnes, et après l’acte, mon vagin était déchiré. Comme si cela ne suffisait pas, ils m’ont brûlé le bras, et c’est plus tard que j’ai constaté que j’étais enceinte.
Françoise Joly
Denis Mukwege, il faut combien de temps pour que ces femmes puissent mettre des mots sur ce qu’elles ont vécu, sur, par rapport au moment où se passe l’indicible ?
Dr Denis Mukwege
Lorsqu’elles arrivent à l’hôpital, souvent elles sont dans un état de choc, et donc elles ne disent pas ce qui est arrivé. Souvent, elles sont en train de pleurer, ou elles entrent dans un mutisme, et ça prend du temps mais c’est relatif. Il y a des femmes qui arrivent à parler assez rapidement, d’autres prennent même des années avant de pouvoir se libérer et de pouvoir parler. La dame qui vient de parler, je l’avais soignée, je l’avais…
Françoise Joly
C’est vous qui l’aviez opérée ?
Dr Denis Mukwege
Oui, c’est horrible donc d’être violée, après brûler les membres, puisqu’elle a, elle n’a pas, elle n’a pas de mains etc., vous comprenez très bien que c’est une façon de faire mal, essayer, donc ils étudient toutes les techniques pour faire le plus mal aux victimes et montrer, les ramener dans leur village pour montrer à quel point ils sont atroces. C’est des actes de terrorisme inexplicables.
Sophie Malibeaux, journaliste RFI
Et jamais les enquêtes ne débouchent ?
Dr Denis Mukwege
Malheureusement, je crois que les Nations unies ont fait des enquêtes. Dans mon discours à Oslo, j’avais parlé du Mapping Report qui est un rapport où on a inventorié 617 crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et des crimes qui peuvent même s’apparenter aux crimes des génocides, et malheureusement, il y a eu des enquêtes et après il n’y a rien. Et là, c’est là où le bât blesse, puisque comment on peut faire des enquêtes, que les gens prennent le courage de donner leur témoignage et qu’après, ça ne débouche pas sur la justice ?
Sophie Malibeaux
Ça veut dire que cette femme peut sortir de l’hôpital et retomber nez à nez avec ceux qui ont perpétré ces viols ?
Dr Denis Mukwege
Absolument, nous avons, nous avons eu des femmes qui sont revenues pour la deuxième, voire même la troisième fois, et que, lorsque ça se passe pour la seconde fois, souvent ces femmes refusent tout simplement de quitter l’hôpital ou de retourner dans leur village. Et vous comprenez, pour un hôpital, ça c’est très lourd à porter. Il faut une solution et moi je pense que la solution passe par la justice.
Françoise Joly
Mais alors aujourd’hui, puisque vous avez eu ce prix Nobel de la paix, vous parlez de ce rapport, du mapping, dans lequel les noms sont cités des agresseurs, des criminels, est-ce que vous avez, est-ce que votre voix porte plus au niveau des instances internationales ? Est-ce que vous demandez des comptes aux Nations unies pour la publication de ce rapport et notamment la publication des noms, la mise en cause des noms des criminels ?
Dr Denis Mukwege
Bah, puisqu’en fait, après 20 ans, on se rend compte que ce sont les mêmes qui ont organisé les viols massifs, qui ont organisé des crimes massifs, ce sont les mêmes qui continuent à commettre ces actes, ou ce sont leurs hommes, sous leur commandement, qui continuent à commettre ces actes, et donc je crois que le mal, il faut, il faut l’enraciner, et l’enraciner ça veut dire qu’il faut vraiment que les hommes qui commettent ces actes puissent répondre de leurs actes devant les cours et tribunaux. Moi, quand je parle de la justice, ce n’est pas une justice… de répression, c’est beaucoup plus une justice réparatrice. Parce que je crois que lorsque vous parlez avec les femmes, vous sentez très bien qu’il y a ce besoin d’être reconnues comme, comme victimes. De l’autre côté, ce sont des femmes qui s’interrogent beaucoup. Pourquoi on m’a fait ça ? Pourquoi moi ? Et je crois qu’il y a que les bourreaux qui peuvent expliquer pourquoi brûler une femme.
Françoise Joly
Il faut qu’ils demandent pardon, c’est ça ?
Dr Denis Mukwege
Absolument, je crois qu’il faut que la vérité soit dite, et puis après, je crois qu’il faut s’avancer sur le chemin du pardon et des réconciliations.