Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité C’est l’un des philosophes les plus lus, les plus traduits dans le monde depuis le Petit Traité des grandes vertus notamment. Merci André Comte-Sponville d’être avec nous. Et on va parler de Montaigne. On va parler de ce Dictionnaire amoureux publié chez Plon dans cette collection absolument exceptionnelle. Montaigne, pourquoi ? Parce que Montaigne est un philosophe d’aujourd’hui ? C’est un philosophe qui nous parle du monde que nous vivons en ce moment ?
André Comte-Sponville, philosophe
C’est d’abord le plus libre des esprits libres. C’est ensuite le plus grand écrivain français disait André Gide qui s’y connaissait en littérature. Moi je dirais l’un des deux plus grands écrivains français, l’autre étant Victor Hugo. Mais ça dit assez le niveau auquel…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… on se situe. Et cet écrivain de génie est aussi un excellent philosophe qui a lu tous les philosophes de l’Antiquité que tous les modernes vont lire et qui, de ce point de vue, est comme la plaque tournante de notre modernité. Enfin, c’est un génie sympathique…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… ce que tous les génies ne sont pas, c’est un homme extrêmement attachant. Le lire, c’est devenir son ami, les plus grands l’ont dit. Et puis enfin, en effet, c’est un penseur pour aujourd’hui, parce que quatre siècles après sa mort, il nous apprend à vivre heureux…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… le plus heureux possible, c’est-à-dire heureux par temps de catastrophes.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui, et alors ?
André Comte-Sponville, philosophe
Et cette modernité-là, parce que, on parle de la violence aujourd’hui, on a raison…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… de la condamner, mais Montaigne, il a vécu les guerres de religion, des dizaines de milliers de morts. On parle de…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… la COVID-19, Montaigne, il a connu la peste. Et donc, confronté à ces dangers terribles, il nous donne des leçons de vie, des leçons de sagesse.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui, par exemple, puisque vous en parlez, il nous dirait quoi ? Il faut pas avoir peur de la COVID aujourd’hui ?
André Comte-Sponville, philosophe
Oui, il dirait la même chose que Jean-Paul II, avec un peu plus d’ironie : « n’ayez pas peur ».
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Parce que vous, vous dites, parce qu’au fond vous êtes montaignien du coup.
André Comte-Sponville, philosophe
Je suis montaignien, oui, à bien des égards et Montaigne nous dirait : « j’ai vécu bien pire ». Parce que la peste, le taux de létalité était proche de 100 %, rappelons que la COVID-19, le taux de létalité – d’après les spécialistes – est entre 0,3 et 0,5 %. Ça veut dire que si vous attrapez la COVID, vous avez en moyenne 99,5 % de chances d’en réchapper. Ça veut pas dire qu’il ne faut pas se protéger…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… je porte le masque, je respecte les gestes barrières. Mais ça veut dire, faut arrêter de se laisser dominer par la peur. Montaigne écrit dans les Essais : ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
Et bien, c’est une formule que je me suis souvent répétée ces jours-ci. Je n’ai pas spécialement peur de la COVID-19, j’espère y réchapper, et puis en même temps si je meurs, il faut bien mourir de quelque chose, mais j’ai peur de la peur, j’ai peur de cette société où tout le monde se méfie de tout le monde, où on reproche aux jeunes de sortir, de danser, de faire la fête alors qu’on les voue par ailleurs au chômage en raison des conséquences économiques du confinement. Bref…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… moi je suis père de famille, je me fais plus de soucis pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de quasi septuagénaire.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui, oui, mais ça, c’est pas le discours majoritaire, on va dire aujourd’hui. C’est aussi votre discours, vous, vous l’adoptez. Mais, au fond, vous diriez que Montaigne du coup est un rebelle, un rebelle à l’ordre établi ?
André Comte-Sponville, philosophe
C’est le plus libre des esprits libres. Être toujours contre, c’est pas être libre ; et donc, il est pas révolté par principe. Être toujours pour, c’est pas non plus être un esprit libre. Et s’agissant de la COVID, moi je l’ai dit, le confinement, je l’ai respecté, je porte le masque, je respecte les gestes barrières mais j’essaie d’apporter un peu de complexité, un peu de recul, un peu de nuance. Et du coup, ça affole tous ceux qui ont tellement peur, vous voyez. Et souvent, je commence à dire je porte le masque et je vois après, je reçois des messages, des gens qui me disent : « vous êtes contre le masque » alors que je le porte comme n’importe qui. Ça veut dire que nous sommes soumis à une forme de politiquement correct, que j’appelle le sanitairement correct, qui est le contraire de la liberté de l’esprit.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
Et bien Montaigne qui est un maître de liberté, nous apprend à résister à cette pression sociale, à cette peur qui est en train d’écraser notre société.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Alors, il disait par exemple : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Ça c’est une situation, bon…
André Comte-Sponville, philosophe
Oui, parce que c’est un penseur relativiste et en même temps qui ne renonce pas…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Mais la barbarie, c’est les autres.
André Comte-Sponville, philosophe
… et en même temps qui ne renonce pas à l’universel parce qu’il dit : « tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition. » Et bien savoir assumer à la fois le relativisme, autrement dit le refus de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’ethnocentrisme, ceux qui ne jugent que par leur culture à eux, assumer le relativisme tout en protégeant, en défendant l’universalisme, là il y a une singularité philosophique très forte, et de ce point de vue à nouveau, je crois que Montaigne est au cœur de notre modernité.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
« Il n’y a pas tant de bêtes au monde à craindre que l’homme pour l’homme. »
André Comte-Sponville, philosophe
Et, et pourtant il est humaniste…
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Et c’est ça, oui.
André Comte-Sponville, philosophe
… c’est-à-dire c’est un humaniste singulier qui ne passe pas son temps à célébrer la grandeur de l’homme, qui nous apprend plutôt à nous pardonner mutuellement nos faiblesses. C’est ce que j’appelle un humanisme de la miséricorde. Non pas une religion de l’homme, ce qui me paraît totalement ridicule, une morale, qu’il s’agit de respecter l’autre et encore une fois de communier dans notre commune fragilité.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui, oui. Il n’emploie pas le mot laïcité, mais vous dites néanmoins il est laïque et au fond il dit, il pense qu’il existe une vérité, il pense qu’il ne la trouvera pas mais qu’il faut quand même la chercher.
André Comte-Sponville, philosophe
Oui, c’est-à-dire qu’il est laïque au sens où il veut que l’esprit soit libre qu’il ne soit pas dominé par la religion. D’ailleurs, il n’a tenu aucun compte des critiques venant du Vatican, il croit à la vérité mais il ne prétend pas la connaître. Autrement dit, il est sceptique, ce n’est pas un sophiste, il ne dit pas que rien n’est vrai, il dit que la vérité, on ne la connaît jamais absolument et donc il s’agit de la chercher. Son scepticisme, c’est un mouvement vers la vérité alors que beaucoup, au contraire, ne cherchent que la certitude. Et Montaigne nous apprend à aimer la vérité davantage que la certitude.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui.
André Comte-Sponville, philosophe
Et de ce point de vue, là encore, c’est un maître à penser pour aujourd’hui. Moi, j’ai choisi Montaigne, parce qu’au fond, un dictionnaire amoureux, c’est quoi ? C’est un livre ordonné alphabétiquement, un dictionnaire, sur un sujet que l’auteur aime passionnément.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Oui, vous parlez de l’amour, la mélancolie, vous parlez, voilà…
André Comte-Sponville, philosophe
J’aime passionnément Montaigne.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
… il y a des chapitres. Et au fond, vous dites Montaigne, s’essaie à vivre. Au fond, on pense aux Essais , aux fameux Essais de Montaigne, au fond il s’essaie à vivre.
André Comte-Sponville, philosophe
Oui, c’est le sens du mot parce que quand on parle des Essais de Montaigne, nous, on a en tête le sens d’aujourd’hui : un essai, c’est un genre littéraire, mais du temps de Montaigne, ça n’existait pas. Autrement dit, il a créé un genre qu’on appelle aujourd’hui les essais qu’il appelle essais parce qu’il s’essaie lui-même, il essaie ses propres facultés, son propre jugement, il essaie de vivre, il essaie de penser. Et le miracle, c’est que créant un nouveau genre littéraire, le genre des essais, il s’installe définitivement au sommet du genre qu’il vient de créer et de baptiser, parce que jamais quelqu’un ne vous dira : j’ai fait un essai qui est quand même supérieur aux Essais de Montaigne. Ça, je dirais, c’est exclu presque à priori. Et c’est un cas sans précédent, créer un genre, le nommer et s’installer définitivement au sommet du genre qu’on vient de créer.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Merci infiniment André Comte-Sponville. Qu’est-ce qu’il dirait là, Montaigne, s’il pouvait s’adresser à une télévision, là aujourd’hui ? Il dirait quoi, vous qui le connaissez si bien ?
André Comte-Sponville, philosophe
Il dirait par exemple une phrase que j’aime beaucoup : « Je veux qu’on agisse et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle et encore plus de mon jardin imparfait. » C’est l’une des plus belles phrases de la littérature française, si j’avais le temps, je la commenterais, je crains qu’on ne l’ait pas. Je me contente donc de la répéter : « Je veux qu’on agisse et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle et encore plus de mon jardin imparfait. » Il nous apprend à aimer la vie plutôt qu’avoir peur de la mort. Il nous apprend à accepter notre imperfection plutôt que de nous la reprocher, il nous apprend à vivre le plus heureusement, le plus librement, le plus lucidement possible.
Patrick Simonin, présentateur de l’émission l’Invité
Merci André Comte-Sponville. Dictionnaire amoureux de Montaigne chez Plon. On vous a donné envie de le lire, j’en suis sûr. Merci d’avoir été notre invité.
André Comte-Sponville, philosophe
Merci à vous.