Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Et avec nous, également, Lorraine Gublin. Vous avez réalisé ce reportage pour l’émission Complément d’enquête sur France 2. On sait que ce sujet, il est très sensible, Lorraine Gublin. Est-ce que vous avez hésité un peu avant de traiter ce sujet ?
Lorraine Gublin, journaliste - France Télévisions
Non, on n’a pas hésité mais on a beaucoup réfléchi, on s’est beaucoup interrogés sur cette notion, ce qu’elle renferme, parce que c’est vrai qu’on peut mettre beaucoup de choses derrière cette notion. Il y a même des gens qui disent d’ailleurs : la cancel culture n’existe pas, c’est un nouveau moyen pour les minorités enfin de faire valoir leurs idées, de porter leurs combats et d’autres qui disent mais c’est une totale atteinte à la liberté d’expression, on peut plus rien dire, etc. Et donc nous, ce qu’on a cherché à faire, c’est comprendre en l’occurrence – moi, je suis allée aux États-Unis – comprendre les débats et le contexte de ce pays et qui mène à ce genre de débat. Donc, voilà, on a essayé de comprendre un peu les mouvements qui se cachaient derrière et on s’est plutôt attachés à décortiquer des exemples très concrets et à donner la parole dans les deux camps, on va dire, pour essayer de comprendre ce qui se passe.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Ce mouvement de la cancel culture, pour vous, il est directement lié à l’histoire des États-Unis ?
Lorraine Gublin, journaliste - France Télévisions
En tout cas, ce qui est frappant, quand on discute avec les personnes là-bas, quand on rencontre les deux camps, on va dire, c’est qu’à chaque fois, il y a la notion de liberté d’expression qui revient, les gens y sont très attachés, je pense que vous savez ça très bien, c’est dans la constitution, et donc à chaque fois on met en avant la notion de liberté d’expression et puis, c’est vrai qu’il y a une histoire très forte aux États-Unis, l’esclavage et ça, ce sont des notions…
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
La ségrégation raciale.
Lorraine Gublin, journaliste - France Télévisions
… la ségrégation, qui reviennent beaucoup, on sent qu’il y a des choses du passé qui sont pas réglées et que tout ça ressort aujourd’hui sous cette notion, on va dire.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Simon Ridley, vous êtes enseignant chercheur, je l’ai dit, en sociologie à Paris Nanterre. La cancel culture, pour vous, c’est vraiment un mouvement très américain, et pourquoi aux États-Unis ?
Simon Ridley, enseignant-chercheur à Paris Nanterre
Alors, déjà, c’est singulier de voir que c’est sans doute dans le pays dont la mémoire collective est la plus courte que le rapport à l’Histoire est le plus conflictuel. Plus qu’un pays divisé, on parle souvent de la division, des inégalités, etc. aux États-Unis, il faut se rendre compte que l’Amérique propose en fait le patron pour un monde proprement déchiré, déchiré entre deux camps qui s’opposent – vous l’avez très bien dit. Donc, cette polarisation est tout à fait importante et ce qui se passe en plus, c’est que depuis les années soixante, les choses ont évolué politiquement et économiquement et on se retrouve dans un modèle social où l’intérêt particulier prime de plus en plus sur l’intérêt collectif, et avec la caisse de résonnance que représente internet, tout le monde y va de son petit discours de victime et de protection de sa communauté, en quelque sorte, qui peut parfois être tiré hors de proportion.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Justement est-ce que ce mouvement, il ne va pas un peu trop loin aux États-Unis, Simon Ridley ?
Simon Ridley, enseignant-chercheur à Paris Nanterre
Alors oui, évidemment, le documentaire montre, je trouve, extrêmement bien, quand même…
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Documentaire, sujet qui est à voir dans son intégralité sur le site de France 2.
Simon Ridley, enseignant-chercheur à Paris Nanterre
Donc oui, ce documentaire montre vraiment, je trouve à de nombreux égards, l’absurdité de cette cancel culture et bien sûr, celle-ci, elle va beaucoup, beaucoup trop loin : déboulonner des statues, interdire à certains livres, voire essayer de faire démissionner des enseignants. Ça ne relève pas du discours rationnel mais, en réalité, plutôt d’une frénésie pour la justice immédiate. C’est ce qu’a remarqué d’ailleurs une activiste afroféministe qui s’appelle Adrienne Maree Brown qui a écrit un livre qui s’appelle « We Will Not Cancel Us », publié en 2020 chez AK Press, dans lequel elle explique que la cancel culture a quelque chose de toxique pour la justice transformative puisque c’est un mode de justice qui est fondé sur la punition immédiate, c’est une justice punitive qui n’a aucun rapport au final avec la justice transformative.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
C’est en fait le fait de dire : vous n’avez plus droit à la parole, on vous supprime carrément, finalement de Twitter, on vous supprime de votre poste, c’est vraiment ça l’idée de cette culture de l’annulation. On vous annule, on vous supprime, on vous efface, quoi !
Simon Ridley, enseignant-chercheur à Paris Nanterre
Oui, effectivement, on a tendance à retirer le débat alors que, effectivement, il faudrait se servir de ces histoires du passé comme autant de sujets de discussion, de sujets de débats importants dans notre société.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
On a vu aussi Lorraine Gublin, dans votre reportage, Scarlett Johansson obligée de refuser un rôle de transgenre. Est-ce que les personnes que vous avez rencontrées, qui donc militent pour la défense des minorités, est-ce que ces personnes elles-mêmes sont conscientes du fait que parfois les choses vont trop loin ? On a beaucoup parlé de l’exemple du baiser volé de Blanche-Neige, il ne faudrait plus lire ?
Lorraine Gublin, journaliste - France Télévisions
Alors moi, j’ai rencontré…, je ne pense pas que ça va trop loin, c’est plutôt le camp d’en face qui pense que ça va trop loin. Après c’est vrai que sur les campagnes sur les réseaux sociaux, je pense qu’il y a vraiment, ce qui est très important aussi, c’est les réseaux sociaux. Vous disiez donc ça va trop loin, certains disent mais, au contraire, ça va pas trop loin, enfin on peut donner notre opinion et dire ce qu’on pense, et dire qu’il y a des choses qui ne vont pas. Donc certains le voient plus comme un outil, et c’est vrai aussi que dans le camp de ceux qui défendent les minorités, certains disent oui, ça va trop loin, c’est pas la bonne manière de faire avancer le débat : dire aux gens, « tais-toi, c’est pas ce qu’il faut dire ». Mais il y a beaucoup de propos qui vont être sujets à ça. Ça va aller de propos maladroits jusqu’à des propos ouvertement racistes et certains vont dire stop, on ne peut plus le dire et notamment il y a des acteurs qui estiment que c’est pas la bonne manière, des acteurs plutôt démocrates qui estiment que c’est pas la bonne manière et que ça ne fait pas avancer le débat.