Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Thomas Liebig, vous êtes spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE, qui est l’Organisation de coopération et de développement économique, vous avez aussi pris part à la Commission nationale allemande sur les intégrations des immigrés. On sait que le taux de natalité est bas en Allemagne, est-ce que, du coup, on peut dire : bon, l’Allemagne, finalement n’a pas le choix, elle est obligée d’avoir recours à l’immigration et c’est pour ça que l’intégration se passe mieux ?
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Bon. Premièrement il faut dire que selon les estimations, l’Allemagne a besoin d’environ trois millions de travailleurs d’ici à la fin de la décennie. Donc, mais ça serait erroné de dire : voilà, donc on prend trois millions d’immigrés, le problème est solutionné. Avant d’avoir accueilli les réfugiés, l’Allemagne a déjà beaucoup investi dans l’intégration des émigrés. Par ailleurs, c’est aussi très important de bien distinguer la migration de travail où l’Allemagne aussi fait beaucoup de progrès, a bien ouvert ses portes et la migration humanitaire, donc ce que nous avons vu ici dans l’émission, dans le reportage, parce que là, le jugement, ce n’est pas forcément la contribution économique, le jugement, c’est : est-ce que c’est un acte humanitaire, donc ça se juge plutôt sur la réussite de la protection internationale.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Combien ça coûte cette politique d’intégration à l’Allemagne et aux Länder, justement Simon Ricottier nous disait : c’est une gestion très rigoureuse et un Allemand sur deux aurait contribué. Combien ça a coûté au pays ?
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Si on regarde le dernier chiffre, par exemple pour 2019, l’Allemagne, l’État fédéral a payé environ quatorze milliards d’euros pour l’intégration de primo-arrivants essentiellement. Mais ce chiffre, ça ne veut pas dire grand-chose, parce qu’il manque deux grandes parts : premièrement, c’est toutes les allocations qui sont versées vers cette population, surtout vers les immigrés qui sont là depuis longue date et aussi les contributions qu’ils donnent, donc les impôts qu’ils paient, les contributions sociales et comme c’est une population majoritairement jeune et la plupart de cette population travaille, donc on estime, selon les estimations de l’OCDE, qu’environ soixante milliards d’euros, c’est le bénéfice net, fiscal pour l’État allemand chaque année, actuellement de cette…, de l’immigration de tous les immigrés en Allemagne. Donc c’est plutôt un bon retour sur l’investissement, j’ose dire.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Comment vous expliquez, comme nous le disait Simon Ricottier, qu’un Allemand sur deux a participé de près ou de loin à cette intégration ? Comment vous expliquez cette capacité à gérer un tel afflux de réfugiés ?
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Bon, il y avait vraiment une mobilisation de toute la société. Bien sûr, il y a des contributions très variables : certains ont donné un peu d’argent, ils ont donné des vêtements ou autre chose, mais il y avait une très très forte implication de la société civile parce qu’on a vu ça comme un acte humanitaire, donc justement pas comme un acte économique, mais un acte humanitaire dans une situation de crise où l’Allemagne a pu montrer ses meilleurs côtés et c’est aussi une belle réussite de la société civile qui s’était mobilisée autour de ce sujet.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Simon Ricottier, est-ce que la nouvelle coalition d’Olaf Scholz va poursuivre sur cette voie ?
Simon Ricottier, journaliste - France Télévisions
Oui. En tout cas, dès les premiers jours mêmes de l’intronisation d’Olaf Scholz et de la nouvelle coalition, on a parlé de ce sujet de l’immigration. Mais en fait, comme on le disait, l’Allemagne n’a pas vraiment le choix parce que les défis sont toujours les mêmes : le vieillissement de la population, le manque de main-d’œuvre, donc la nouvelle coalition a chiffré à environ 400 000 par an, pendant dix ans, le nombre de migrants économiques qu’il faudrait pour que la croissance allemande se maintienne à son niveau et ça passe aussi par un certain nombre de naturalisations, donc une facilitation de la naturalisation des personnes qui sont là depuis un certain temps…
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Oui parce que pour l’instant, c’est vraiment pas facile d’être naturalisé allemand, c’est le droit… c’est pas vraiment le droit du sol qui prime.
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Pas encore, mais il y a beaucoup de progrès dans cette direction.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Ça avance, voilà.
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Déjà depuis l’année 2000, il y a beaucoup de progrès…
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
Excusez-moi, Simon, je vous ai interrompu.
Simon Ricottier, journaliste - France Télévisions
Non, c’est un vrai changement de paradigme, en effet parce que l’Allemagne c’est le pays du droit du sang et là, on passe un petit peu à une politique du droit du sol : les personnes qui sont là depuis plus de cinq ans vont pouvoir être naturalisées assez facilement. Donc c’est vraiment… l’Allemagne veut continuer dans cette voie.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
On se souvient, Thomas Liebig, des incidents qu’il y a eu à Cologne notamment pour le Nouvel An ou dans d’autres villes allemandes. Il y a eu des attentats aussi. Est-ce que le débat autour de l’immigration, il pourrait resurgir ? Il a pu resurgir à ce moment-là, est-ce qu’il pourrait resurgir ? Il en a été question lors du débat justement en vue de l’élection allemande ?
Thomas Liebig, spécialiste des questions de migrations et d’intégration à l’OCDE
Oh ça a été assez calme pendant l’élection de cette année, aussi parce qu’il y a quand même un large consensus sur le sujet de l’immigration. Premièrement, il y a un consensus politique et ça, c’est très important, c’est la base, sur une intégration des gens qui sont déjà là. Et c’était vraiment la précondition pour une politique d’ouverture à plus d’immigration parce que si les immigrés qui sont déjà là ne sont pas bien intégrés, on ne peut pas faire appel à plus d’immigration. Donc ça, c’était déjà un projet gouvernemental depuis de nombreuses années, depuis le tout début du mandat de Merkel en 2005, elle a mis l’accent là-dessus et déjà le gouvernement avant, il avait fait des progrès là-dessus. Donc, deuxièmement, il y a aussi un consensus qu’il y a besoin de l’immigration de travail, donc bien géré, et là, il y a certaines différences entre les partis, mais il y a un consensus aussi que l’Allemagne veut avoir plus d’immigration de travail, qu’en plus elle a des obligations humanitaires, mais ça c’est vraiment à part et c’est pas pour la contribution démographique qu’on prend de l’immigration humanitaire. C’est vraiment, il y a aussi l’effort de bien séparer ces deux chemins.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
D’accord. Simon Ricottier, en 2015, la chancelière allemande, enfin l’ex-chancelière allemande Angela Merkel avait dit « Wir schaffen das. », « Wir schaffen das. », nous y arriverons. Cette phrase qui était un peu interprétée comme une phase d’une intégration un peu aux forceps, elle n’avait pas été très bien perçue à l’époque. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Simon Ricottier, journaliste - France Télévisions
Non, c’est vrai qu’Angela Merkel a été beaucoup attaquée sur cette formule à l’époque, y compris dans son propre camp et même elle, quelques années après, avait dit que cette phrase avait peut-être été un petit peu mal choisie, un petit peu maladroite parce que trop optimiste alors. Certes quand on regarde la situation des migrants qui sont arrivés en 2015 aujourd’hui, bah elle est plutôt bonne, on l’a dit : la moitié a trouvé un travail, beaucoup parlent allemand, beaucoup sont en voie de naturalisation. Mais à l’époque ce que souhaitait un petit peu Angela Merkel, c’était aussi d’être suivie dans ce « Wir schaffen das. », on va y arriver. Elle espérait qu’il y ait une émulation aussi des autres pays européens, qu’ils suivent un petit peu cet élan et à l’époque, à part l’Allemagne, peu de pays ont accueilli autant de migrants.
Dominique Laresche, présentatrice de l’émission Objectif Monde L’hebdo
C’est vrai.
Simon Ricottier, journaliste - France Télévisions
Et aujourd’hui ça cristallise encore le débat parce que les opposants d’Angela Merkel lui reprochent d’avoir pris cette décision un petit peu unilatéralement alors que tout le monde en Allemagne n’était pas d’accord.